Lorsque
nous apprîmes la nouvelle, nous fûmes un peu pris
entre deux sentiments : la joie de savoir que le talent de
Philippe Dupuy et de Charles Berberian allait enfin être
dévoilé à tous, et la déception.
Dupuy et Berberian, en effet, venaient de recevoir l'Alph'art
du meilleur album de l'année 1998 au festival d'Angoulême,
pour le dernier épisode des aventures de M. Jean, Vivons
heureux sans en avoir l'air .
Dans ces conditions, il devenait certain que la demande d'entretien
que nous leur avions adressée allait rester lettre
morte : comment deux auteurs, sans doute tout à coup
très sollicités par les grands media, allaient-ils
avoir du temps à consacrer aux rédacteurs de
Sirocco, bédéphiles novices et à la tête
d'un organe de presse des plus confidentiels ?
Ces doutes, autant l'avouer, ne nous honoraient pas. Et ils
n'auraient pas même dû effleurer des lecteurs
attentifs des livres des deux compères.
Car, bien sûr, Charles Berberian et Philippe Dupuy ont
accepté de nous recevoir (dans le bel atelier de Berberian),
et ils se sont révélés tels qu'ils se
laissaient entrevoir au travers de leur personnage M. Jean,
et surtout tels qu'ils se livraient dans leur journal dessiné,
Le Journal d'un album, écrit en parallèle avec
le tome 3 des aventures de M. Jean : simples, sympathiques,
drôles, et intelligents. Ils ont eu la gentillesse de
nous accorder plus d'une heure et demie de leur temps, pour
un entretien seulement interrompu par la faim qui tenaillait
les artistes !
Nous avons donc pu discuter agréablement de sujets
que nous avions trouvé importants dans leur uvre
; des réponses claires, développées ont
succédé à nos questions souvent maladroites.
Grâce à Dupuy et Berberian, cet entretien sera,
nous en sommes persuadés, très agréable
à lire, très passionnant aussi. Certes, nous
aurions aimé approfondir encore certains points avec
eux, les titiller un peu sur l'idéalisation du monde
dans lequel évolue M. Jean, leur faire éclaircir
certains points de détail.
Néanmoins, le lecteur assidu du premier numéro
de Sirocco trouvera dans les livres de Dupuy et Berberian
toutes les clefs pour résoudre notre contradiction
apparente : nous avons passé pas mal de temps à
taper sur les journaux intimes pour à présent
en encenser un. Qu'il ouvre Le Journal d'un album, et il découvrira
l'histoire de deux auteurs qui ont suffisamment d'humour et
de distance avec eux-mêmes pour nous émouvoir
en nous parlant de leurs angoisses et de leurs joies ; il
découvrira aussi que la bande dessinée permet
des audaces formelles et graphiques qui font que les plus
quotidiens des ennuis peuvent être transformés
par l'imagination alerte d'esprits ouverts, et ainsi toucher
tout le monde.
Mais, ne nous appesantissons pas plus, nous ne voudrions pas
passer pour des propagandistes stipendiés par les Humanoïdes
Associés ou l'Association. Il vaut mieux écouter
parler Dupuy et Berberian !
Ulrike :
Le deuxième numéro de Sirocco sera consacré
au thème de l'amateurisme, du dilettantisme, de l'indécision.
Acceptez-vous d'être ainsi définis, ou vous considérez-vous
comme des dessinateurs professionnels ?
Charles Berberian
: Non, non, ça nous convient tout à fait, dans
la mesure où on est partis de Fluide Glacial justement
parce qu'on se mettait à dessiner vraiment en professionnels.
Etre obligé de rendre tous les mois une histoire, ça
ne nous convient pas. Le côté amateur, j'assimile
ça au dilettantisme, c'est une manière de faire
les choses uniquement parce qu'on a envie de les faire.
Rudy :Vous parlez souvent d'influences littéraires
et picturales (Matisse, il y a aussi un aspect Modigliani,
notamment chez les maîtresses de M. Jean). Qu'en est-il
exactement ?
Philippe Dupuy :
C'est une question tellement vaste ! ! En peinture, on est
très influencé par les années 20, pas
seulement sur le plan esthétique : on aime bien la
manière de vivre de cette époque : l'insouciance
et l'esprit de bande, qui correspondent à ce qu'on
aime aujourd'hui. On avait 20 ans en 1980, c'était
aussi une époque assez insouciante, et donc on se retrouve
pas mal dans ces années 20 ; et puis effectivement,
esthétiquement, ce sont des années assez folles,
pleines de bouleversements, de recherches, de curiosités
: tout ça, ça nous plaît ! Donc, oui,
Modigliani, Matisse ... Mais en même temps c'est beaucoup
plus large que ça, et on continue d'en découvrir
à tout moment. Pour la littérature, ce n'est
pas exactement pareil. Moi, je n'ai pas lu pendant un bon
moment, vraisemblablement les études m'en avaient assez
dégoûté, et j'attendais d'être plus
âgé, sûrement plus mûr pour me remettre
à lire. On ne lit pas forcément les mêmes
choses, mais quand il y a un truc qui nous plaît on
en parle à l'autre.
Rudy : Vous
avez des goûts littéraires très différents
?
Ph. D.
: Pas tant que ça, en fait. Je lis plus d'auteurs américains,
que ce soit Paul Auster, que je cite dans Le journal d'un
album, ou Russell Banks, des gens comme ça. Mais aussi
des Français ! Il y a des auteurs qu'on a lus en commun,
comme Jean-Philippe Toussaint, ou Rezvani, ou Delteil. Eux,
c'est plus par Charles que je les ai découverts.
Ch. B .
: A propos de Rezvani, ça rejoint un peu l'idée
de l'amateur. Rezvani a arrêté la peinture au
moment où il ne la percevait plus comme une aventure
; il avait trouvé un mécène qui lui donnait
plein d'argent pour peindre, et ça ne l'amusait plus,
donc il a arrêté. Ensuite il a fait de la littérature,
et il a commencé par de gros succès comme Les
années Loula ; il a arrêté aussi. Puis
il s'est lancé dans le théâtre, dernièrement
il est revenu à la peinture. Il a fait de la chanson
aussi, il a écrit pas mal de chansons pour Jeanne Moreau.
Ca rejoindrait un peu l'idée que faire les choses par
plaisir, c'est le meilleur moyen de communiquer ce plaisir-là
aux gens. Delteil, il était représentant en
Blanquette de Limoux ! (rires) Quand il s'est retrouvé
baigné dans cette atmosphère des années
20, il a traîné un peu avec la bande des Surréalistes,
et puis il s'est retrouvé à écrire, non
pas vraiment par accident, mais en dilettante éclairé
; il était ami avec les Delaunay, avec pas mal de peintres.
C'est vrai que je suis attiré par ce genre de personnages,
comme Henri-Pierre Roché, l'auteur de Jules et Jim
: un dilettante, avec en même temps un sens très
pointu de l'écriture. On ne connaît que deux
romans de lui, et on découvre dans ses Ecrits sur l'art
qu'il a gagné sa vie en achetant et en vendant des
toiles. On essaie de retrouver ce fonctionnement dans notre
manière de travailler. Les influences qu'on peut avoir
ne sont pas tant formelles que méthodiques. La façon
d'envisager son travail, de le faire évoluer etc...
On est plutôt attiré par les gens qui ont cette
attitude-là.
Ph. D.
: Oui, il y a plein de gens que j'ai découverts comme
ça, qui au début ne m'intéressaient pas
forcément, qui me paraissaient même un peu hermétiques,
et que j'ai découverts grâce à leur manière
de travailler. Calder par exemple, maintenant je trouve ça
passionnant, la façon dont il fait ses ustensiles de
cuisine lui-même, quand on va chez lui, c'est une espèce
de fouillis : lui, c'est un vrai amateur, au bon sens de ce
mot. Man Ray, c'est pareil, c'est quelqu'un qui est devenu
photographe par accident, et qui a cultivé le goût
de l'accident tout du long, ce qui donne un éclairage
particulier à son travail. C'est aussi pour cela que
j'aime autant Picasso : dès qu'il avait un bout de
céramique, il était capable d'en faire quelque
chose. J'aime bien cet aspect-là, que je retrouve chez
des contemporains comme Mariscal, c'est quelqu'un qui a la
curiosité de se mettre un peu en danger en allant dans
des domaines qui au départ lui sont inconnus.
Rudy : Comment
conciliez-vous le fait de vous être lancés dans
une série - M. Jean, quatre albums - et ce dilettantisme
revendiqué ?
Ch. B.
: En fait, on a trouvé une solution qui nous convient
assez : la chronique. On suit le personnage qui doit vieillir
en même temps que nous. Donc c'est à la fois
une série d'un point de vue formel, ce qui convient
à notre éditeur, et un tout. La liberté
réside dans le fait que nous ne savons pas ce que le
personnage va devenir. Il y a une espèce d'excitation
à ne pas savoir et à le diriger dans un sens
ou dans un autre, mais aussi en fonction de ce qu'on a vécu.
Le deuxième aspect, c'est que comme la bande dessinée,
pour nous, est une activité aléatoire, on n'a
pas des rendez-vous fixes. On se met à travailler sur
un album quand on a réuni tous les éléments
qu'on a envie de développer. Notre éditeur aimerait
bien qu'on ait un planning, mais on étire les délais
au maximum ! Pour nous, le premier album de M. Jean ne prend
son sens que parce qu'il y en a trois autres qui viennent
après. On serait resté sur le premier, ça
n'aurait été qu'une succession de petites histoires.
Maintenant, on est passé de la post-adolescence de
M. Jean à l'âge adulte, ce qui fait parfois un
peu grincer les dents des lecteurs. On reçoit des lettres
qui nous reprochent d'avoir perdu notre légèreté.
Mais nous préfèrons les passages, on aime y
pousser notre personnage, ça nous permet de mieux l'accepter
nous-même, c'est très formateur !
Rudy : Vous
n'avez pas peur que M. Jean ait envahi votre vie ? Est-ce
que vous y pensez sans arrêt ?
Claire :
Dès qu'il vous arrive quelque chose, vous vous en resservez
dans les albums ?
Ph. D.
: Non, ça ne marche pas comme ça ; c'est plutôt
après coup. Lorsqu'il nous est arrivé quelque
chose, quelque chose de dur par exemple, on se dit "
au moins, on pourra s'en resservir dans une histoire ! "
(rires)
Vincent
: Donc, quand même, les expériences de M. Jean
sont directement liées aux vôtres ?
Ph. D.
: Non, pas vraiment, pas à la lettre. Mais effectivement,
l'évolution du personnage, de manière générale,
est liée à la nôtre. C'est ce que disait
Charles : au début, M . Jean est post-adolescent, maintenant
il est, comme nous, passé à l'âge adulte.
C'est pour ça que des lecteurs se plaignent : ils n'ont
peut-être pas envie qu'on les embarque là-dedans
(rires) mais chacun fait ce qu'il veut ! Cela dit, c'est vrai
que M. Jean nous sert un peu de masque, il nous permet de
ne pas nous mettre complètement en avant. Ni l'un ni
l'autre, on n'apprécierait beaucoup d'être des
comédiens, que tout le monde se retourne sur nous.
C'est le bon côté de la bande dessinée,
encore plus avec M. Jean, c'est qu'on peut l'accompagner dans
son évolution. Tout est mêlé, mais on
ne livre pas tout de nous.
Ulrike :
Mais alors, pourquoi avoir fait Le journal d'un album ?
Ph. D.
: Justement, on s'est aperçu que passer sa vie à
se dessiner, c'est vraiment un truc de fou ! Mais on avait
vraiment besoin de faire ça à ce moment-là,
pour des tas de raisons, aussi bien personnelles qu'en rapport
avec notre travail. Et on ne pouvait pas le faire avec M.
Jean, à cause du décalage dont nous parlions.
Et il y a certaines choses, quand on les aborde, avec lesquelles
on ne peut pas tricher.
Claire :
Est-ce que Le journal ça vous a plus plu à vous
Dupuy, qu'à Berbérian ?
Ph. D.
: Quoi ??!!
Claire :
Il y a une image où on voit Berbérian dire "
Est-ce que ça te plairait de dessiner tes pages ? "
Et vous répondez : " J'adorerais faire ça
! "
Ph. D.
: Si Charles l'a proposé, c'est qu'il en avait envie,
parce qu'il n'est pas masochiste à ce point-là
! (rires) On a eu autant de plaisir à le faire l'un
que l'autre, mais pour des raisons différentes. Si
chacun faisait ses pages, c'est que chacun avait ses propres
raisons de se lancer dans un projet comme ça. Il fallait
faire les pages séparément et du coup chacun
trouve son propre intérêt.
Vincent
: Est-ce que vous vous êtes aussi lancé dans
la rédaction de ce Journal parce que vous en aviez
assez que tout le monde vous harcèle de question sur
votre façon de travailler (de tout faire à deux)
?
Ph. D.
: (rires) Oui, il y avait de ça. En tout cas pour ce
qui est de notre travail, on avait besoin de faire le point,
savoir exactement quelle était la part de chacun dans
le travail commun. Ecrire à deux, dessiner à
deux : il y a toujours le danger de devenir un monstre à
deux têtes, de perdre son identité. Ce n'est
pas parce qu'on doit tout fondre dans un travail commun que
chacun ne doit plus exister. Il fallait qu'on voie si on avait
encore envie de travailler ensemble, si on avait encore des
choses à pouvoir intégrer dans le travail de
l'autre. Manifestement oui !
Ch. B.
: La réussite de ce livre, c'est d'avoir pu faire chacun
nos pages, d'avoir pu montrer notre complémentarité.
C'était la question qu'on se posait, ou plutôt
qu'on n'osait pas se poser. Ce livre nous a confortés
dans l'idée que notre complémentarité
n'était pas de façade.
Ph. D. : Oui, on n'est pas un collectif à deux, on
n'a pas fait deux livres en un. Il y a des bouquins qui sont
collectifs : on prend plein de gens, on passe de l'un à
l'autre, c'est des ruptures tout le temps, des recueils...
On a vraiment réfléchi à ça, si
on enlève les pages de l'un ou les pages de l'autre,
ça ne fonctionne pas. On a chacun éclairé
la partie de l'autre, et non pas seulement la sienne.
Ch. B. : C'était important pour nous de savoir qu'on
pouvait continuer à travailler ensemble, non pas parce
qu'on avait construit une unité factice et qui nous
emprisonnait, mais parce qu'il y avait une méthode
de narration qui nous était commune. Voilà ce
que le Journal d'un album nous a prouvé et confirmé.
Rudy : Est-ce
qu'il n'est pas parfois difficile d'être à la
fois de vieux amis et des collaborateurs ?
Ch. B.
: Oui, des obstacles surgissent parfois, mais ils sont formateurs.
Nous avons aussi le même genre de rapports avec d'autres
personnes, avec qui nous ne travaillons pas directement, mais
avec qui il y a une espèce d'émulation. Il est
évident qu'il y a des auteurs de bande dessinée
qui nous ont apportés autant que les écrivains
dont nous parlions. Par exemple Loustal : je me rappelle parfaitement
de mes premières discussions avec lui, il m'a fait
redécouvrir le plaisir du carnet de croquis, du naturel,
une manière d'envisager le dessin comme une respiration.
C'était à une époque où nous étions
un peu enfermés dans Fluide Glacial. Et il nous a permis
de retrouver le plaisir de dessiner parce que c'est notre
manière à nous de respirer.
Rudy : Sans
aucune contrainte narrative ?
Ch. B.
: Il a une manière de lancer des pistes à l'improviste,
comme un musicien fait ses gammes, puis ensuite de se replonger
dedans pour, éventuellement, répondre à
une commande, que ce soit un livre, une affiche. Il constitue
une sorte de dictionnaire de dessins. J'ai lu aussi dernièrement
le livre de Moebius, qui évoque ses rapports avec le
dessin. Ce sont des gens qui maintiennent une excitation continuelle.
Notre amitié tient aussi à cet aspect de notre
travail, ainsi qu'à l'émulation (voire la jalousie
!) que nous entretenons entre nous et avec d'autres auteurs.
Rudy : Vous
vous isolez toujours en Bretagne ?
Ch. B.
: (rires) C'est de l'histoire ancienne !
Ph. D.
: C'est justement parce que nous sommes des amateurs que ça
marche. Si on voyait tout cela comme un travail, en ce cas
il faudrait mieux ne pas mélanger le privé et
le professionnel. Nous abordons cette activité de façon
ludique et intime.
Rudy : ça
n'aurait sans doute pas aussi bien marché si vous étiez
resté à Fluide Glacial ?
Ph. D.
: Voilà ! Il y a un risque de devenir des ronds-de-cuir
de la bande dessinée au bout d'un moment. Et quand
on commence à ne plus tenir compte de l'envie, c'est
une catastrophe !
Ch. B.
: C'est une question de personnalité. Dès le
départ, on voulait faire de l'illustration, un peu
de tout : la bande dessinée, c'était juste une
partie de nos moyens d'expression. Mais il y a d'autres auteurs
pour qui la bande dessinée est un moyen d'expression
total. Nous avons un rapport au dessin qui est au moins aussi
important que notre rapport à la narration.
Ph. D.
: Et moi, c'est vrai que j'essaye de cultiver le dessin comme
un moyen d'expression similaire à la musique. J'aime
bien, quand nous nous retrouvons autour d'une table entre
dessinateurs de pays différents, que nous communiquions
à l'aide de croquis griffonnés sur la nappe.
Beaucoup de repas de ce type finissent par des échanges
de dessins, parce que nous n'arrivons pas à discuter
autrement. Ce sont des moments d'amusement total, loin des
affiches. Je remarque aussi que l'on perçoit souvent
le dessinateur de bande dessinée comme un autiste,
alors que nous aimons bien prendre le temps de ne rien faire,
sortir, nous promener (c'est une des raisons de notre départ
de Fluide ).
Rudy : Cette
façon d'improviser vous est-elle venue de l'écoute
du jazz ?
Ph.D. :
Non ! (rires) On n'en écoute pas.
Ch. B.
: Non, mais Blutch, lui, il a un rapport au jazz intéressant.
On a été un peu influencés par Blutch,
mais pas par les disques qu'il écoute.
Ph. D :
Si, il m'a fait découvrir Steve Coleman.
Ch. B.
: Ah ? T'aimes bien ? Parce que moi, je l'ai revendu... (éclats
de rire)
Ph. D.
: Moi je l'aime bien, parce que je suis allé à
un concert. Mais bon, on ne peut pas dire que nous sommes
très influencés.
Vincent
: On pensait que vous collectionniez 25 versions différentes
de tel disque de Billie Holiday, comme dans M. Jean ?
Ph. D.
: Il y a des aspects de M. Jean que nous ne partageons pas
avec lui.
Rudy : Mais
vous avez bien fait une estampe représentant Joséphine
Baker ?
Ch. B.
: Oui, mais il s'agissait moins du jazz que d'évoquer
l'atmosphère des années 20. Graphiquement, ce
personnage est très riche, elle a une manière
de bouger particulière, elle a un côté
égérie, comme Kiki de Montparnasse.
Ph. D.
: On a découvert Kiki de Montparnasse en lisant la
vie des peintres de l'époque ; c'est un personnage
qui restait un peu en coulisses, qui ne mettait pas sur le
devant de la scène.
Claire :
Vous ne voulez pas continuer à exploiter cette veine
années 20, comme vous avez évoqué le
Moyen Age dans le troisième M. Jean ? Nous avons remarqué
votre habileté à suggérer cette époque,
dans les planches sur votre mère (Journal d'un album)
et dans une vignette horizontale de Vivons heureux sans en
avoir l'air
Ch. B.
: On a fait un livre de sérigraphies, Les Montparnos,
qui évoque plus longuement ces années folles.
Mais c'est un tirage limité, ce genre de recueil de
luxe n'est jamais réédité. Les années
20 ont un puissant attrait sur nous. Nous découvrons
chaque jour de nouveaux acteurs dans les films de cette période.
Nous venons aussi de découvrir Pascin, un peintre,
dessinateur, graveur qui n'est pas passé à la
postérité. Mais il y a eu des expos l'année
dernière, et petit à petit on le redécouvre.
Dans Lapin, Joann Sfar raconte la vie de Pascin. C'est très
très bien parce que dans son dessin il s'inspire de
son travail, il y a un jeu permanent ; c'est comme si d'un
seul coup le temps n'existait plus. Il y a des ponts entre
un jeune dessinateur de 25 ans et Pascin, entre la bande dessinée,
la peinture. Toutes les frontières s'effondrent, c'est
formidable ! (rires) L'Association, c'est vraiment une bande
de copains qui ont monté une boîte d'édition,
qui ont créé une nouvelle perspective, une nouvelle
manière d'éditer et d'aborder la bande dessinée.
Ce n'est pas sans rappeler ce que faisaient ces groupes d'artistes
des années vingt. C'est rare qu'un mouvement dure,
parce qu'en général on s'engueule dès
qu'il s'agit de faire vraiment les choses (rires). A l'Association,
il y a eu plusieurs moutures pour arriver à cette bande
de six personnes qui pendant trois-quatre ans a bien fonctionné
pour aboutir à l'Association telle qu'on la connaît
maintenant. Nous-mêmes, on a fait parties de bandes
qui ont vite implosé (rires). C'est pour ça
que Philippe et moi on a toujours fonctionné en duo.
Les différends sont toujours plus faciles à
résoudre à deux qu'à dix !
Rudy : Est-ce
que vous voyez peu les autres membres de l'Association ? Dans
Approximativement, vous êtes là, mais toujours
en retrait.
Ch. B.
: On n'a jamais vraiment fait partie de cette bande-là.
On aime bien cette position satellite : témoins privilégiés,
mais pas forcément acteurs même si on a fait
des livres à l'Association et chez Cornélius.
Vincent
: Vous aimez donc cette position de témoin, et vous
nous avez parlé de votre goût des promenades.
Vous avez édité chez Cornélius vos Carnets
de New York.
Ch. D.
: Oui, et ceux sur Barcelone vont bientôt paraître.
Ulrike :
Vous avez rencontré Mariscal ?
Ch. D.
: Non, on a cherché à le rencontrer.
Ph. D.
: Non, moi j'ai pas cherché à le rencontrer
!
Ch. D.
: Enfin, moi j'ai demandé à Loustal de me donner
son adresse, mais il faut tomber au bon moment ! On ne désespère
pas ! De toute façon les rencontres finissent toujours
par se faire un jour. Par exemple, pendant des années
on a rêvé de rencontrer Spiegelmann, et ça
c'est fait naturellement. Je suis sûr que Kiki de Montparnasse,
on finira par la croiser un jour ! (rires)
Ulrike :
Pour revenir sur les villes, comment dessinez-vous ? Vous
vous rendez toujours sur place ?
Ch. B.
: Oui, on se promène. Nous n'y allons que rarement
ensemble, à part notre voyage à New York.
Ph. D.
: Charles est allé en premier à Lisbonne, après
il m'a dit " il faut absolument que tu y ailles "
Barcelone, nous y sommes allés ensemble deux jours,
après moi j'y suis retourné une semaine, et
j'ai dit à Charles " il faut absolument que tu
y ailles " et voilà ! Le carnet de croquis, c'est
une bonne manière de progresser dans notre travail,
de découvrir des choses, mais c'est surtout fabuleux
pour découvrir une ville, parce qu'on est obligé
de porter un autre regard que purement touristique ou superficiel.
Moi j'adore ça d'autant que je ne prends jamais de
photos, vu que je ne suis pas très doué pour
ça. Et comme je ne suis pas très doué,
je ne regarde pas les photos après, alors qu'avec le
carnet j'ai le temps de bien regarder les choses. C'est de
là que viennent les ambiances.
Ulrike :
Est-ce que vous arrivez à porter ce même regard
sur Paris ?
Ph. D.
: Justement, on en parlait. C'est incroyable : pour les étrangers
Paris représente LA ville par excellence. On s'est
dit qu'un de ces jours il faudrait qu'on prenne une semaine
comme si on était spécialement venus ici pour
dessiner cette ville. Mais je crois qu'il y a toujours une
manière de dessiner sa ville qui est très différente.
Je me suis amusé à confronter la manière
que j'avais de dessiner des endroits de Barcelone avec celle
qu'avait employée Mariscal. Je me suis aperçu
qu'il avait tendance à dessiner Bercelone comme nous
dessinerions Paris. A Barcelone, je suis allé dessiner
la Sagrada Familia. Quand je regarde comment lui la dessine,
c'est en trois traits, exactement comme nous dessinons la
Tour Eiffel. Ce qui serait drôle, ce serait d'aller
se mettre devant la Tour Eiffel, et je pense que les choses
seraient assez différentes !
Ch. B.
: Envisager Paris comme un endroit de vacances, c'est assez
plaisant. Mais il n'y a pas la même envie de tout dessiner,
de rester avec son carnet de croquis. On s'est aperçu
après coup qu'on n'avait dessiné que des villes
portuaires : Lisbonne, Barcelone, New York... Aller dessiner
à Marseille, par exemple, me tente bien. Il y a des
perspectives dans ces villes-là que, finalement, on
ne retrouve pas dans Paris. On a l'impression que Paris est
une ville qui respire, mais en fait elle ne respire pas très
bien. Il y a bien l'axe Champs-Elysées - La Défense,
mais rien de comparable avec les folles perspectives qu'on
trouve à New York, où il y a à la fois
un foisonnement urbain et de l'espace. Barcelone, c'est pareil.
Tout ça donne une ambiance particulière à
la ville, moins énervée. Plus ça va,
moins j'ai envie de traîner dans les rues de Paris,
parce qu'il y a tout le temps des bagnoles qui klaxonnent.
A New York il y a de la place...
Ph. D.
: Ouais ... Il y a tout le temps des bagnoles qui klaxonnent
aussi ! !
Ch. B.
: Mais non, il y a de la place, on n'est pas au milieu des
voitures !
Ph. D.
: Oui, c'est vrai que Paris a un côté énervé,
tandis que New York bouillonne d'énergie, c'est pas
pareil du tout ! Il faut transférer Paris sur la côte
!
Ulrike :
Votre inspiration est toujours urbaine
Ch. B.
: Oui. Ca m'est arrivé d'aller faire des croquis à
la campagne, mais là on est vraiment dans le dessin,
il y a des problèmes de masses de noir, il s'agit de
mettre en perspective un arbre... C'est vraiment une autre
gymnastique. Alors qu'avec la ville on dessine des gens, on
dessine des histoires. Et puis moi j'aime la ville, pas la
campagne !
Vincent
: On pourrait vous reprocher un certain parisianisme intimiste,
dont pourtant vous vous moquez dans plusieurs albums de M.
Jean (Jacques Oignon, les sarcasmes de Félix à
l'égard de Jean etc.)
Ch. B.
: Nous ça nous amuse tout ça. C'est vrai qu'il
y a des films intimistes. Cette dualité entre des films
à grand spectacles et des films... avec un abat-jour...
finalement nous on ne la fait pas tellement cette différence.
Un bon film est un bon film, que ce soit un film d'aventures
ou un film qui se passe dans un salon. C'est une image générée
par un style de cinéma. Pour moi le cinéma américain
de ces derniers temps a généré plus de
bon films intimistes que le cinéma français,
mis a part le film d'Arnaud Despleschin (Comment je me suis
disputé) que je trouve excellent ! D'ailleurs j'ai
raté Sue perdue dans Manhattan, c'est bien il paraît
( Dupuy confirme). J'aime bien ce que dit Despleschin, même
Truffaut, cette manière de construire un scénario
de film intimiste comme si c'était un film d'aventures.
C'est vrai qu'il y a une manière de filmer certaines
scènes chez Truffaut... filmer une scène d'amour
comme si c'était une scène de bagarre, des choses
comme ça. J'aime bien ce genre de vocabulaire décalé.
Ou bien alors, aller dans une direction et la contredire :
c'est pour cela qu'on utilise des scènes de rêve,
soit-disant à grand spectacle, avec des châteaux
forts, des guerres de pizzas.
Rudy : Et
justement, est-ce que ce n'est pas une façon de circonscrire
la fiction, d'emprisonner le côté imaginatif.
Ph.D :
Nous on n'est pas faits pour faire des histoires d'aventures.
On s'y est frottés une fois et ce n'était pas
du tout concluant. Tout le monde ne sait pas tout faire. Mais
par contre on aime bien dessiner ces scènes, elles
nous amusent, et ça nous permet au contraire de sortir
du côté intimiste, bizarrement, même si
c'est quelque chose que les gens vont ressentir de façon
intérieure, on a envie de pouvoir aller un peu au-delà
et de pouvoir amener de l'air dans nos histoires, sans avoir
à développer une histoire au premier degré,
de guerre, historique...On aime bien détourner les
choses. Le côté intimiste, parisien, intello,
on commence à y être habitués. Je m'aperçois,
je ne dis pas ça pour vous (rires) que les gens sont
très sectaires là-dessus. Je m'aperçois
par exemples que quelqu'un qui aime le cinéma américain
ne peut pas ou ne veut pas aimer le cinéma français,
et inversement. C'est complètement stupide. Il y a
de très bons films à gros budget, d'action américains
ou français d'ailleurs, ou de très mauvais...
des français il y en a de très mauvais en tout
cas, surtout en ce moment., et il y a de très bons
films intimistes et de mauvais. Moi j'adore aller voir du
cinéma français, et je suis souvent déçu,
mais je continue à y aller, parce que de temps en temps
il y en a de très bons. Mais je ne comprends pas cet
état d'esprit " le cinéma c'est pas fait
pour ça ". Dans la B.D on peut être confrontés
à la même attitude. En ce moment il y a une grosse
discussion avec Angoulême : est-ce qu'il faut privilégier
la B.D commerciale et grand public, ou plutôt la B.D
d'auteur... on s'en fout. Il n'y a rien à privilégier,
il y a à privilégier des trucs bien. C'est pour
cela que ça nous a amusés de mettre dans Monsieur
Jean, une scène où on dit " Putain, t'es
un peu chiant avec tes bouquins ", prise de tête,
intello, et ça allait bien dans la bouche de Félix.
J'aime bien son côté, " moi le cinéma...
j'aime que les films d'action., il faut que je voie l'argent
sur l'écran, il faut que ça m'amuse ",
il y a ce personnage-là, et c'est quand même
le meilleur copain de Jean, alors qu'ils sont très
différents. Et c'est un peu nous aussi. Autour de nous
on s'aperçoit qu'il y a des gens très différents
qui parfois ne peuvent pas s'encadrer les uns les autres,
et leur lien c'est nous. J'aime bien ça.
Rudy : Mais
par exemple Stanislas et Le petit Christian c'est totalement
à l'opposé ?
Ph.D :
Oui, ce sont deux choses assez différentes, mais pas
totalement opposées non plus.
Ch.B :
Stanislas a fait Le Galérien, qui est révélateur
d'une vie intérieure un peu torturée, et Blutch
(dessinateur du Petit Christian ), dans Péplum, qui
n'est pas non plus " à grand spectacle ",
est un peu à l'opposé du Petit Christian..
Rudy : Mais
on a l'impression qu'il n'y a pas d'équilibre chez
lui, qu'il change totalement de domaine .
Ch.B :
Moi je perçois ça davantage comme deux façons
différentes d'éclairer un même sujet.
Le personnage dans Péplum a du mal à se situer
par rapport aux autres, et qui a ce problème d'identité
et puis son contact aux autres est purement charnel, purement
sensuel, violent. Ici la sensualité passe par la violence.
Et c'est une question à laquelle il a répondu
dans Mitchum. Il y a une question que l'on retrouve aussi
dans Mitchum : c'est le peintre et son modèle, l'homme
amoureux d'une fille qui va provoquer des visions en lui...
Et Le petit Christian c'est un peu la base de tout ça,
c'est le gamin perdu dans ce monde avec lequel il essaie de
nouer un contact. Il y a un chapitre dans Le petit Christian
que je trouve vraiment très très beau, pas très
éloigné du thème développé
dans les autres albums de Blutch, c'est la scène où
il va récupérer un Tintin, et la maman est comme
ça, très expansive avec des fesses très
sensuelles (rires) et il regarde ça... Il ya chez Blutch
une manière de traiter au fond toujours du même
sujet de façons différentes.
Rudy : Mais
il cherche à changer de trait
Ch.B :
C'est la force de Blutch, de son talent, c'est-à-dire
que c'est un virtuose, mais il ne va pas se servir de cette
facilité là pour nous en mettre plein la vue.
Il utilise cette virtuosité pour aller dans le sens
du sujet qu'il veut traiter. Par exemple dans Péplum
il utilise son dessin de la manière la plus nerveuse
qui soit, comme s'il se battait lui-même contre la feuille,
comme s'il essayait de blesser les personnages. Il utilise
des masses de noir, ensuite la plume pour gratter. Il y a
vraiment de la violence dans la manière qu'il a d'envisager
son dessin. Du coup ça donne une densité à
l'ensemble qui est très cohérente et très
riche. Il y a une lecture purement graphique de l'histoire,
qui est très éclairante sur le sujet même
de l'album, les corps, leur sensualité.
Rudy : Dans
le Journal d'un album on a aussi l'impression de cette différence
de trait.
Ch.B :
C'était voulu, pour que le lecteur puisse différencier
la partie de Philippe de la mienne, un trait au pinceau pour
Philippe et un trait au stylo pour moi.
Ph.D :
Oui, et c'est un peu comme pour les carnets de croquis. On
en profite, à partir du moment où l'on est seul
maître à bord d'un dessin, on a envie d'expérimenter
des choses. C'était encore un intérêt
de plus pour faire ce livre. On expérimente soi-même
à fond quelque chose , ce qui n'est pas évident
dans une bande dessinée que l'on fait en commun. Ce
qui ne veut pas dire qu'on n'expérimente pas dans Monsieur
Jean, puisqu'on essaie de faire évoluer le dessin en
même temps que le personnage. Mais là c'est un
travail commun.
Rudy : Oui,
parce qu'il y a une unité de style dans Monsieur Jean,
qu'il n'y a pas forcément dans le Journal.
Ph.D :
Oui mais cette unité de style n'existe pas tant que
ça sur la durée.
[ Coup
de téléphone et bonne nouvelle. Monsieur Jean
enfin traduit et disponible aux Etats-Unis !]
Claire :
En ce qui concerne la publicité, est-ce que l'on vous
dirige beaucoup, est-ce que vous avez affaire à des
créatifs ?
Ph.D :
En général la pub c'est comme ça. Jusqu'à
maintenant c'était toujours plus ou moins sur commande.
Bon, maintenant on a un agent, on fait attention à
ne pas prendre des produits qui ne nous correspondent pas.
On attend que l'on vienne nous chercher pour notre univers,
au moins pour cela. C'est vrai qu'à partir de là
il y a des choses qui nous échappent, il y a des directeurs
artistiques, après tout dépend de la qualité
de la personne qui est en face, de la qualité du concept.
Mais c'est vrai qu'il y a souvent des déceptions.
Claire :
Par exemple ?
Ph. D :
Je n'ai pas d'exemples en tête mais l'illustration ce
n'est pas si simple que çà. On ne manipule pas
une image au hasard. On peut faire des erreurs. Depuis un
an on travaille pour Nicolas, ça s'est fait d'une manière
un peu hasardeuse. Nous, Nicolas on a tout de suite eu envie
de le faire. Toujours pareil, retour aux années vingt,
grande tradition d'illustrateurs, surtout d'affichistes qui
travaillaient pour Nicolas, mais qui travaillent en direct,
qui faisaient toute la conception de l'affiche, que ce soit
le sens de l'image, sa réalisation la typographie...Ils
avaient quand même des gens comme Cassandre, et ils
allaient aussi chercher des peintres. Quand ils sont venus
nous demander ça on a tout de suite accepté,
et en fait ça leur a convenu. Ils nous ont demandé
de faire tout, pas forcément en tant que travail publicitaire,
mais en terme d'image. On a donc pu maîtriser tout ça
et retravailler comme à l'époque des affichistes,
et ne plus travailler avec une agence publicitaire dont le
seul propos serait d'avoir un budget et de le gérer.
Ce qui nous intéresse c'est de parler du vin, de faire
des images sur le vin, dans un domaine très concret,
puisque c'est quelqu'un qui vend des bouteilles, et que ces
images soient autant les nôtres que les leurs. On a
quand même des comptes à rendre mais le but c'est
de faire une série d'images qui nous ressemblent.
Claire :
Et est-ce que quand vous illustriez des Je bouquine, vous
aviez aussi l'impression de faire des choses qui vous ressemblaient
, par exemple les écrits de Marie-Aude Murail?
Ch.B :
Les thèmes qu'elle a développés étaient
assez proches de ceux que nous avions envie de développer.
C'est comme ça que Je bouquine nous amis en rapport,
c'est pour çà aussi que dans Le Journal d'Henriette
il y a un petit clin d'il à Marie-Aude Murail.
Au début, lorsqu'on a commencé à travailler
pour Je Bouquine on acceptait ce qu'ils nous proposaient,
à force de se connaître et eux de connaître
notre travail, ils voyaient les collaborations possibles,
mais c'est quelque chose qui est plutôt rare dans le
travail d'illustrateur, d'arriver à ce confort, où
finalement on ne fait plus que des choses qui vont dans notre
sens. C'est rare, et en même temps il faut pouvoir se
le permettre, ce n'est pas évident. Ce serait bien
de tout faire, c'est-à-dire d'aller parfois sur des
terrains où l'on n'aurait pas l'idée d'aller
si on ne nous l'avait pas demandé, quitte à
en revenir en disant "plus jamais ça". Je
pense qu'on a fait beaucoup d'erreurs, mais on apprend autant
des erreurs que de ce qu'on a réussi. C'est salutaire.
(rires)
Ulrike :
Et est-ce que le dessin animé vous tente ?
Ph.D :
C'est très tentant. Une fois de plus, on a l'habitude
fâcheuse de vouloir changer le monde, alors peut-être
qu'avec Nicolas (de Crécy, La vieille dame et les pigeons
sorti au printemps 1998 au cinéma) on est parvenu à
changer un peu, à un fonctionnement complètement
atypique. Je crois que ça va évoluer, parce
que les agences pataugent tellement... Mais enfin Nicolas
c'est quand même un cas atypique. La bande dessinée
c'est simple, on fait notre travail, on fait des livres, il
n'y a pas de cible, pas les mêmes enjeux financiers.
Dans le dessin animé on se cogne tout de suite à
deux domaines, soit le cinéma où on peut rejoindre
un peu le travail qu'on fait en bande dessinée, soit
la télévision. En général c'est
plus souvent la télé et là on se retrouve
devant des structures qui nous dépassent et qui ne
fonctionnent pas du tout comme nous.On a un projet sur lequel
on a pas mal travaillé pendant un moment qui est Henriette,
et le problème est de savoir dans quelle case il rentre
pour la télé. A cause de ça le projet
n'avance pas pour le moment.
Ch.B :
Peut-être que ça va changer avec La Mouche de
Trondheim, et puis le film de De Crécy qui a eu du
succès...Mais Blake et Mortimer s'est complètement
viandé...
Ph.D :
Là on entre dans le domaine de la série. Les
producteurs changent mais pour l'instant les décisionnaires
sur les chaînes ne changent toujours pas. Le dessin
animé c'est encore réservé aux enfants,
et le seul truc qu'on imagine pour les adultes c'est les nouveaux
Simpson, ils recherchent tous des nouveaux Simpson. On aurait
proposé les Simpson avant le succès que ça
a eu, tout le monde aurait refusé, c'était un
risque énorme. Maintenant ils veulent les Simpson mais
sans qu'il y ait de risques. Mais bon, ça finira bien
par changer.
Ch.B :
Je pense que ça va changer, parce que là il
y a Petit-Roulet qui fait des choses pour Planète,
il y a Trondheim.
Ph.D :
Oui mais ce sont de tout petits formats. Le problème
c'est quand on passe des 13mn aux 26mn.
Vincent
: Mais quel est le risque qu'ils encourent avec Henriette
?
Ph.D :
Le problème c'est qu'Henriette est une gamine, et qu'ils
voudraient la tirer vers un style plus gentil, ou bien carrément
vers un ton plus dur. Et nous on ne veut ni l'un ni l'autre,
on veut pas être gentil avec Henriette, mais on ne veut
pas non plus faire une série d'humour noir. On veut
qu'elle reste le personnage qu'elle est c'est-à-dire
une pré-adolescente complexée, dont tout le
monde aurait tendance à se moquer. Au bout d'un moment
le lecteur ou le spectateur prend un virage et finit par avoir
de l'affection pour elle, même si de temps en temps
elle peut continuer à l'énerver. Et c'est ce
qu'on fait dans Je bouquine, on reçoit des lettres
de lecteurs qui nous disent, on l'aime bien mais en même
temps pourquoi elle remue pas un peu plus, les autres sont
trop durs avec elle, mais c'est vrai qu'elle est un peu agaçante...
enfin voilà, cette chose qui est comme la vie. Elle
est petite, grosse, est-ce qu'elle ne pourrait pas être
un peu plus jolie ? Est-ce que ça ne pourrait pas être
un garçon ?
Ch.B :
Et est-ce qu'à la place du journal elle ne pourrait
pas avoir un chien, des jeux vidéo ?
Ph.D :
Enfin, c'est que des propositions de ce genre. Parce que ça
les intéresse, mais ils veulent quelque chose de complètement
nouveau. On est restés comme ça pendant un an,
et puis on s'est dit qu'on arrêtait. On attend que les
gens changent (rires). Mais c'est vrai que ça nous
tente beaucoup. A partir du moment où on aime raconter
des histoires on ne peut qu'être tenté par le
dessin animé.
Rudy : Parce
qu'avec De Crécy on avait l'impression que c'était
en train de changer un peu...
Ph.D : Oui, mais
avec De Crécy on est encore dans le classique, dans
le film d'auteur, même si c'est un moyen métrage.
Nous, ce n'est pas que ça ne nous attire pas mais on
n'a pas une formation d'animateur. Il est possible qu'on prenne
ce biais là, mais maintenant c'est un problème
de temps. On nous a déjà parlé de la
possibilité d'un scénario, mais en ce moment
on a d'autres priorités, on doit faire le prochain
album. Et je pense qu'on a aussi envie de gagner notre indépendance.
Sans se trahir, sans être des mercenaire, d'asseoir
notre travail de bande dessinée, et une fois que les
choses seront assises, on n'aura pas toujours des machines
à relancer, et on pourra explorer tous les domaines
qu'on aura envie d'explorer, et Dieu sait qu'il y en a.
Vincent
: Vous avez toujours autant de projets ?
Ph.D :
Oui, bien sûr. Par exemple ce qui nous intéresse
dans le travail visuel pour Nicolas, c'est de leur proposer
de faire leurs sacs. Moi j'adore cette idée là.
J'adore quand Mariscal fait les sacs pour Vinçon (
Magasin design de Barcelone), ou pour la Pedrera (immeuble-phare
du magnifique Passeig de Gràcia à Barcelone,
construit par Gaudí), comme ça avec des découpes,
même si ça doit être un casse-tête
incroyable au niveau de la fabrication, "oui, votre projet
est formidable, mais c'est trop cher". On rencontre ces
problèmes là, c'est évident. Et d'un
autre côté il y a un moment où l'on sent
qu'il s'amuse. L'amateur... c'est se marrer, c'est bricoler...
Ulrike :
Est-ce que le Prix d'Angoulême va changer quelque chose
dans votre façon de concevoir et de réaliser
la bande dessinée ?
Ch.B :
Oui, ça va changer les choses d'un point de vue matériel,
ce qui n'est pas plus mal. D'abord ça conforte l'éditeur
dans le bien-fondé de la confiance qu'il a mise en
nous, même si elle n'était pas remise en question,
ça nous donne un peu plus de liberté. Par exemple
pour le quatrième album de Monsieur Jean on avait demandé
dix pages en plus. Et maintenant on peut continuer à
demander dix pages en plus.
Ph.D :
Oui, d'ailleurs je t'ai vu l'autre jour les demander. Moi
je ne pensais même pas les demander, pour moi c'était
acquis. Alors que la dernière fois c'était quand
même difficile ; attention aux coûts, etc. Maintenant
on va pouvoir se passer de ça.
Ch.B :
C'est plus confortable. Et puis il y des aspects comme la
réédition des bouquins. On refait aussi les
couleurs de la moitié du troisième Monsieur
Jean. On l'avait décidé avant, mais maintenant
c'est plus facile. Et c'est quand même pas négligeable.
Ph.D :On
va essayer de ne pas trop attendre pour faire le cinquième,
d'abord pour ne pas se laisser distancer par le personnage,
et puis on sait que si on ne le fait pas trop tard on va arriver
à quelque chose de stable, c'est à dire que
le public acquis sera véritablement acquis. Alors qu'avant
l'éditeur nous disait toujours que les gens n'attendraient
pas :quand on avait sorti le quatrième il y avait eu
quatre ans d'écart, et l'éditeur nous avait
dit que ce serait une catastrophe, qu'on recommençait
à zéro. Et ça ne s'est pas passé
comme ça. Il a compris qu'on avait un public qui était
prêt à attendre. Et là le fait d'avoir
eu ce prix et d'avoir passé une autre tranche fait
que c'est confirmé. Et l'avantage que je vois ce n'est
pas de me dire on va faire un autre album et on va devenir
riches, c'est de se dire que s'il y a trois ans entre deux
albums, c'est pas très grave, si on a envie justement
de consacrer un an à faire un dessin animé,
on aura la liberté de la faire. C'est très appréciable.
Ch.B :
Et ce qu'il ne faut pas oublier c'est qu'on va passer à
la télé, les vendeurs vont nous connaître.
C'est bien ça. La reconnaissance comme ça dans
le quartier c'est important.
Ph.D :
Mais ça va pas ! Je disais tout à l'heure que
je ne voulais pas qu'on soit reconnus !
Ch.B :
Non, pas la reconnaissance au sens populaire du terme, mais
"ah ! finalement on sait quelle place il occupe".
A la sortie de l'école par exemple il y toujours ce
crétin qui est là : "il travaille pas ?
non mais qu'est-ce qu'il fait ?" Maintenant on sait ce
qu'il fait, il passe à la télé, on se
rappelle pas pourquoi il est passé mais on l'a vu à
la télé. Donc c'est forcément important.
Propos
recueillis par Ulrike DECOENE, Rudy LE MENTHEOUR, Claire et
Vincent NOIRAY.
SIROCCO n°2 (Printemps-été 1999)