Propos recueillis par Ulrike DECOENE, Rudy LE MENTHEOUR, Claire et Vincent NOIRAY.
SIROCCO n°2 (Printemps-été 1999)

 

Lorsque nous apprîmes la nouvelle, nous fûmes un peu pris entre deux sentiments : la joie de savoir que le talent de Philippe Dupuy et de Charles Berberian allait enfin être dévoilé à tous, et la déception. Dupuy et Berberian, en effet, venaient de recevoir l'Alph'art du meilleur album de l'année 1998 au festival d'Angoulême, pour le dernier épisode des aventures de M. Jean, Vivons heureux sans en avoir l'air .
Dans ces conditions, il devenait certain que la demande d'entretien que nous leur avions adressée allait rester lettre morte : comment deux auteurs, sans doute tout à coup très sollicités par les grands media, allaient-ils avoir du temps à consacrer aux rédacteurs de Sirocco, bédéphiles novices et à la tête d'un organe de presse des plus confidentiels ?
Ces doutes, autant l'avouer, ne nous honoraient pas. Et ils n'auraient pas même dû effleurer des lecteurs attentifs des livres des deux compères.
Car, bien sûr, Charles Berberian et Philippe Dupuy ont accepté de nous recevoir (dans le bel atelier de Berberian), et ils se sont révélés tels qu'ils se laissaient entrevoir au travers de leur personnage M. Jean, et surtout tels qu'ils se livraient dans leur journal dessiné, Le Journal d'un album, écrit en parallèle avec le tome 3 des aventures de M. Jean : simples, sympathiques, drôles, et intelligents. Ils ont eu la gentillesse de nous accorder plus d'une heure et demie de leur temps, pour un entretien seulement interrompu par la faim qui tenaillait les artistes !
Nous avons donc pu discuter agréablement de sujets que nous avions trouvé importants dans leur œuvre ; des réponses claires, développées ont succédé à nos questions souvent maladroites. Grâce à Dupuy et Berberian, cet entretien sera, nous en sommes persuadés, très agréable à lire, très passionnant aussi. Certes, nous aurions aimé approfondir encore certains points avec eux, les titiller un peu sur l'idéalisation du monde dans lequel évolue M. Jean, leur faire éclaircir certains points de détail.
Néanmoins, le lecteur assidu du premier numéro de Sirocco trouvera dans les livres de Dupuy et Berberian toutes les clefs pour résoudre notre contradiction apparente : nous avons passé pas mal de temps à taper sur les journaux intimes pour à présent en encenser un. Qu'il ouvre Le Journal d'un album, et il découvrira l'histoire de deux auteurs qui ont suffisamment d'humour et de distance avec eux-mêmes pour nous émouvoir en nous parlant de leurs angoisses et de leurs joies ; il découvrira aussi que la bande dessinée permet des audaces formelles et graphiques qui font que les plus quotidiens des ennuis peuvent être transformés par l'imagination alerte d'esprits ouverts, et ainsi toucher tout le monde.
Mais, ne nous appesantissons pas plus, nous ne voudrions pas passer pour des propagandistes stipendiés par les Humanoïdes Associés ou l'Association. Il vaut mieux écouter parler Dupuy et Berberian !

 

Ulrike : Le deuxième numéro de Sirocco sera consacré au thème de l'amateurisme, du dilettantisme, de l'indécision. Acceptez-vous d'être ainsi définis, ou vous considérez-vous comme des dessinateurs professionnels ?


Charles Berberian : Non, non, ça nous convient tout à fait, dans la mesure où on est partis de Fluide Glacial justement parce qu'on se mettait à dessiner vraiment en professionnels. Etre obligé de rendre tous les mois une histoire, ça ne nous convient pas. Le côté amateur, j'assimile ça au dilettantisme, c'est une manière de faire les choses uniquement parce qu'on a envie de les faire.


Rudy :Vous parlez souvent d'influences littéraires et picturales (Matisse, il y a aussi un aspect Modigliani, notamment chez les maîtresses de M. Jean). Qu'en est-il exactement ?


Philippe Dupuy : C'est une question tellement vaste ! ! En peinture, on est très influencé par les années 20, pas seulement sur le plan esthétique : on aime bien la manière de vivre de cette époque : l'insouciance et l'esprit de bande, qui correspondent à ce qu'on aime aujourd'hui. On avait 20 ans en 1980, c'était aussi une époque assez insouciante, et donc on se retrouve pas mal dans ces années 20 ; et puis effectivement, esthétiquement, ce sont des années assez folles, pleines de bouleversements, de recherches, de curiosités : tout ça, ça nous plaît ! Donc, oui, Modigliani, Matisse ... Mais en même temps c'est beaucoup plus large que ça, et on continue d'en découvrir à tout moment. Pour la littérature, ce n'est pas exactement pareil. Moi, je n'ai pas lu pendant un bon moment, vraisemblablement les études m'en avaient assez dégoûté, et j'attendais d'être plus âgé, sûrement plus mûr pour me remettre à lire. On ne lit pas forcément les mêmes choses, mais quand il y a un truc qui nous plaît on en parle à l'autre.

Rudy : Vous avez des goûts littéraires très différents ?

Ph. D. : Pas tant que ça, en fait. Je lis plus d'auteurs américains, que ce soit Paul Auster, que je cite dans Le journal d'un album, ou Russell Banks, des gens comme ça. Mais aussi des Français ! Il y a des auteurs qu'on a lus en commun, comme Jean-Philippe Toussaint, ou Rezvani, ou Delteil. Eux, c'est plus par Charles que je les ai découverts.

Ch. B . : A propos de Rezvani, ça rejoint un peu l'idée de l'amateur. Rezvani a arrêté la peinture au moment où il ne la percevait plus comme une aventure ; il avait trouvé un mécène qui lui donnait plein d'argent pour peindre, et ça ne l'amusait plus, donc il a arrêté. Ensuite il a fait de la littérature, et il a commencé par de gros succès comme Les années Loula ; il a arrêté aussi. Puis il s'est lancé dans le théâtre, dernièrement il est revenu à la peinture. Il a fait de la chanson aussi, il a écrit pas mal de chansons pour Jeanne Moreau. Ca rejoindrait un peu l'idée que faire les choses par plaisir, c'est le meilleur moyen de communiquer ce plaisir-là aux gens. Delteil, il était représentant en Blanquette de Limoux ! (rires) Quand il s'est retrouvé baigné dans cette atmosphère des années 20, il a traîné un peu avec la bande des Surréalistes, et puis il s'est retrouvé à écrire, non pas vraiment par accident, mais en dilettante éclairé ; il était ami avec les Delaunay, avec pas mal de peintres. C'est vrai que je suis attiré par ce genre de personnages, comme Henri-Pierre Roché, l'auteur de Jules et Jim : un dilettante, avec en même temps un sens très pointu de l'écriture. On ne connaît que deux romans de lui, et on découvre dans ses Ecrits sur l'art qu'il a gagné sa vie en achetant et en vendant des toiles. On essaie de retrouver ce fonctionnement dans notre manière de travailler. Les influences qu'on peut avoir ne sont pas tant formelles que méthodiques. La façon d'envisager son travail, de le faire évoluer etc... On est plutôt attiré par les gens qui ont cette attitude-là.

Ph. D. : Oui, il y a plein de gens que j'ai découverts comme ça, qui au début ne m'intéressaient pas forcément, qui me paraissaient même un peu hermétiques, et que j'ai découverts grâce à leur manière de travailler. Calder par exemple, maintenant je trouve ça passionnant, la façon dont il fait ses ustensiles de cuisine lui-même, quand on va chez lui, c'est une espèce de fouillis : lui, c'est un vrai amateur, au bon sens de ce mot. Man Ray, c'est pareil, c'est quelqu'un qui est devenu photographe par accident, et qui a cultivé le goût de l'accident tout du long, ce qui donne un éclairage particulier à son travail. C'est aussi pour cela que j'aime autant Picasso : dès qu'il avait un bout de céramique, il était capable d'en faire quelque chose. J'aime bien cet aspect-là, que je retrouve chez des contemporains comme Mariscal, c'est quelqu'un qui a la curiosité de se mettre un peu en danger en allant dans des domaines qui au départ lui sont inconnus.

Rudy : Comment conciliez-vous le fait de vous être lancés dans une série - M. Jean, quatre albums - et ce dilettantisme revendiqué ?

Ch. B. : En fait, on a trouvé une solution qui nous convient assez : la chronique. On suit le personnage qui doit vieillir en même temps que nous. Donc c'est à la fois une série d'un point de vue formel, ce qui convient à notre éditeur, et un tout. La liberté réside dans le fait que nous ne savons pas ce que le personnage va devenir. Il y a une espèce d'excitation à ne pas savoir et à le diriger dans un sens ou dans un autre, mais aussi en fonction de ce qu'on a vécu. Le deuxième aspect, c'est que comme la bande dessinée, pour nous, est une activité aléatoire, on n'a pas des rendez-vous fixes. On se met à travailler sur un album quand on a réuni tous les éléments qu'on a envie de développer. Notre éditeur aimerait bien qu'on ait un planning, mais on étire les délais au maximum ! Pour nous, le premier album de M. Jean ne prend son sens que parce qu'il y en a trois autres qui viennent après. On serait resté sur le premier, ça n'aurait été qu'une succession de petites histoires. Maintenant, on est passé de la post-adolescence de M. Jean à l'âge adulte, ce qui fait parfois un peu grincer les dents des lecteurs. On reçoit des lettres qui nous reprochent d'avoir perdu notre légèreté. Mais nous préfèrons les passages, on aime y pousser notre personnage, ça nous permet de mieux l'accepter nous-même, c'est très formateur !

Rudy : Vous n'avez pas peur que M. Jean ait envahi votre vie ? Est-ce que vous y pensez sans arrêt ?

Claire : Dès qu'il vous arrive quelque chose, vous vous en resservez dans les albums ?

Ph. D. : Non, ça ne marche pas comme ça ; c'est plutôt après coup. Lorsqu'il nous est arrivé quelque chose, quelque chose de dur par exemple, on se dit " au moins, on pourra s'en resservir dans une histoire ! " (rires)

Vincent : Donc, quand même, les expériences de M. Jean sont directement liées aux vôtres ?

Ph. D. : Non, pas vraiment, pas à la lettre. Mais effectivement, l'évolution du personnage, de manière générale, est liée à la nôtre. C'est ce que disait Charles : au début, M . Jean est post-adolescent, maintenant il est, comme nous, passé à l'âge adulte. C'est pour ça que des lecteurs se plaignent : ils n'ont peut-être pas envie qu'on les embarque là-dedans (rires) mais chacun fait ce qu'il veut ! Cela dit, c'est vrai que M. Jean nous sert un peu de masque, il nous permet de ne pas nous mettre complètement en avant. Ni l'un ni l'autre, on n'apprécierait beaucoup d'être des comédiens, que tout le monde se retourne sur nous. C'est le bon côté de la bande dessinée, encore plus avec M. Jean, c'est qu'on peut l'accompagner dans son évolution. Tout est mêlé, mais on ne livre pas tout de nous.

Ulrike : Mais alors, pourquoi avoir fait Le journal d'un album ?

Ph. D. : Justement, on s'est aperçu que passer sa vie à se dessiner, c'est vraiment un truc de fou ! Mais on avait vraiment besoin de faire ça à ce moment-là, pour des tas de raisons, aussi bien personnelles qu'en rapport avec notre travail. Et on ne pouvait pas le faire avec M. Jean, à cause du décalage dont nous parlions. Et il y a certaines choses, quand on les aborde, avec lesquelles on ne peut pas tricher.

Claire : Est-ce que Le journal ça vous a plus plu à vous Dupuy, qu'à Berbérian ?

Ph. D. : Quoi ??!!

Claire : Il y a une image où on voit Berbérian dire " Est-ce que ça te plairait de dessiner tes pages ? " Et vous répondez : " J'adorerais faire ça ! "

Ph. D. : Si Charles l'a proposé, c'est qu'il en avait envie, parce qu'il n'est pas masochiste à ce point-là ! (rires) On a eu autant de plaisir à le faire l'un que l'autre, mais pour des raisons différentes. Si chacun faisait ses pages, c'est que chacun avait ses propres raisons de se lancer dans un projet comme ça. Il fallait faire les pages séparément et du coup chacun trouve son propre intérêt.

Vincent : Est-ce que vous vous êtes aussi lancé dans la rédaction de ce Journal parce que vous en aviez assez que tout le monde vous harcèle de question sur votre façon de travailler (de tout faire à deux) ?

Ph. D. : (rires) Oui, il y avait de ça. En tout cas pour ce qui est de notre travail, on avait besoin de faire le point, savoir exactement quelle était la part de chacun dans le travail commun. Ecrire à deux, dessiner à deux : il y a toujours le danger de devenir un monstre à deux têtes, de perdre son identité. Ce n'est pas parce qu'on doit tout fondre dans un travail commun que chacun ne doit plus exister. Il fallait qu'on voie si on avait encore envie de travailler ensemble, si on avait encore des choses à pouvoir intégrer dans le travail de l'autre. Manifestement oui !

Ch. B. : La réussite de ce livre, c'est d'avoir pu faire chacun nos pages, d'avoir pu montrer notre complémentarité. C'était la question qu'on se posait, ou plutôt qu'on n'osait pas se poser. Ce livre nous a confortés dans l'idée que notre complémentarité n'était pas de façade.

Ph. D. : Oui, on n'est pas un collectif à deux, on n'a pas fait deux livres en un. Il y a des bouquins qui sont collectifs : on prend plein de gens, on passe de l'un à l'autre, c'est des ruptures tout le temps, des recueils... On a vraiment réfléchi à ça, si on enlève les pages de l'un ou les pages de l'autre, ça ne fonctionne pas. On a chacun éclairé la partie de l'autre, et non pas seulement la sienne.

Ch. B. : C'était important pour nous de savoir qu'on pouvait continuer à travailler ensemble, non pas parce qu'on avait construit une unité factice et qui nous emprisonnait, mais parce qu'il y avait une méthode de narration qui nous était commune. Voilà ce que le Journal d'un album nous a prouvé et confirmé.

Rudy : Est-ce qu'il n'est pas parfois difficile d'être à la fois de vieux amis et des collaborateurs ?

Ch. B. : Oui, des obstacles surgissent parfois, mais ils sont formateurs. Nous avons aussi le même genre de rapports avec d'autres personnes, avec qui nous ne travaillons pas directement, mais avec qui il y a une espèce d'émulation. Il est évident qu'il y a des auteurs de bande dessinée qui nous ont apportés autant que les écrivains dont nous parlions. Par exemple Loustal : je me rappelle parfaitement de mes premières discussions avec lui, il m'a fait redécouvrir le plaisir du carnet de croquis, du naturel, une manière d'envisager le dessin comme une respiration. C'était à une époque où nous étions un peu enfermés dans Fluide Glacial. Et il nous a permis de retrouver le plaisir de dessiner parce que c'est notre manière à nous de respirer.

Rudy : Sans aucune contrainte narrative ?

Ch. B. : Il a une manière de lancer des pistes à l'improviste, comme un musicien fait ses gammes, puis ensuite de se replonger dedans pour, éventuellement, répondre à une commande, que ce soit un livre, une affiche. Il constitue une sorte de dictionnaire de dessins. J'ai lu aussi dernièrement le livre de Moebius, qui évoque ses rapports avec le dessin. Ce sont des gens qui maintiennent une excitation continuelle. Notre amitié tient aussi à cet aspect de notre travail, ainsi qu'à l'émulation (voire la jalousie !) que nous entretenons entre nous et avec d'autres auteurs.

Rudy : Vous vous isolez toujours en Bretagne ?

Ch. B. : (rires) C'est de l'histoire ancienne !

Ph. D. : C'est justement parce que nous sommes des amateurs que ça marche. Si on voyait tout cela comme un travail, en ce cas il faudrait mieux ne pas mélanger le privé et le professionnel. Nous abordons cette activité de façon ludique et intime.

Rudy : ça n'aurait sans doute pas aussi bien marché si vous étiez resté à Fluide Glacial ?

Ph. D. : Voilà ! Il y a un risque de devenir des ronds-de-cuir de la bande dessinée au bout d'un moment. Et quand on commence à ne plus tenir compte de l'envie, c'est une catastrophe !

Ch. B. : C'est une question de personnalité. Dès le départ, on voulait faire de l'illustration, un peu de tout : la bande dessinée, c'était juste une partie de nos moyens d'expression. Mais il y a d'autres auteurs pour qui la bande dessinée est un moyen d'expression total. Nous avons un rapport au dessin qui est au moins aussi important que notre rapport à la narration.

Ph. D. : Et moi, c'est vrai que j'essaye de cultiver le dessin comme un moyen d'expression similaire à la musique. J'aime bien, quand nous nous retrouvons autour d'une table entre dessinateurs de pays différents, que nous communiquions à l'aide de croquis griffonnés sur la nappe. Beaucoup de repas de ce type finissent par des échanges de dessins, parce que nous n'arrivons pas à discuter autrement. Ce sont des moments d'amusement total, loin des affiches. Je remarque aussi que l'on perçoit souvent le dessinateur de bande dessinée comme un autiste, alors que nous aimons bien prendre le temps de ne rien faire, sortir, nous promener (c'est une des raisons de notre départ de Fluide ).

Rudy : Cette façon d'improviser vous est-elle venue de l'écoute du jazz ?

Ph.D. : Non ! (rires) On n'en écoute pas.

Ch. B. : Non, mais Blutch, lui, il a un rapport au jazz intéressant. On a été un peu influencés par Blutch, mais pas par les disques qu'il écoute.

Ph. D : Si, il m'a fait découvrir Steve Coleman.

Ch. B. : Ah ? T'aimes bien ? Parce que moi, je l'ai revendu... (éclats de rire)

Ph. D. : Moi je l'aime bien, parce que je suis allé à un concert. Mais bon, on ne peut pas dire que nous sommes très influencés.

Vincent : On pensait que vous collectionniez 25 versions différentes de tel disque de Billie Holiday, comme dans M. Jean ?

Ph. D. : Il y a des aspects de M. Jean que nous ne partageons pas avec lui.

Rudy : Mais vous avez bien fait une estampe représentant Joséphine Baker ?

Ch. B. : Oui, mais il s'agissait moins du jazz que d'évoquer l'atmosphère des années 20. Graphiquement, ce personnage est très riche, elle a une manière de bouger particulière, elle a un côté égérie, comme Kiki de Montparnasse.

Ph. D. : On a découvert Kiki de Montparnasse en lisant la vie des peintres de l'époque ; c'est un personnage qui restait un peu en coulisses, qui ne mettait pas sur le devant de la scène.

Claire : Vous ne voulez pas continuer à exploiter cette veine années 20, comme vous avez évoqué le Moyen Age dans le troisième M. Jean ? Nous avons remarqué votre habileté à suggérer cette époque, dans les planches sur votre mère (Journal d'un album) et dans une vignette horizontale de Vivons heureux sans en avoir l'air…

Ch. B. : On a fait un livre de sérigraphies, Les Montparnos, qui évoque plus longuement ces années folles. Mais c'est un tirage limité, ce genre de recueil de luxe n'est jamais réédité. Les années 20 ont un puissant attrait sur nous. Nous découvrons chaque jour de nouveaux acteurs dans les films de cette période. Nous venons aussi de découvrir Pascin, un peintre, dessinateur, graveur qui n'est pas passé à la postérité. Mais il y a eu des expos l'année dernière, et petit à petit on le redécouvre. Dans Lapin, Joann Sfar raconte la vie de Pascin. C'est très très bien parce que dans son dessin il s'inspire de son travail, il y a un jeu permanent ; c'est comme si d'un seul coup le temps n'existait plus. Il y a des ponts entre un jeune dessinateur de 25 ans et Pascin, entre la bande dessinée, la peinture. Toutes les frontières s'effondrent, c'est formidable ! (rires) L'Association, c'est vraiment une bande de copains qui ont monté une boîte d'édition, qui ont créé une nouvelle perspective, une nouvelle manière d'éditer et d'aborder la bande dessinée. Ce n'est pas sans rappeler ce que faisaient ces groupes d'artistes des années vingt. C'est rare qu'un mouvement dure, parce qu'en général on s'engueule dès qu'il s'agit de faire vraiment les choses (rires). A l'Association, il y a eu plusieurs moutures pour arriver à cette bande de six personnes qui pendant trois-quatre ans a bien fonctionné pour aboutir à l'Association telle qu'on la connaît maintenant. Nous-mêmes, on a fait parties de bandes qui ont vite implosé (rires). C'est pour ça que Philippe et moi on a toujours fonctionné en duo. Les différends sont toujours plus faciles à résoudre à deux qu'à dix !

Rudy : Est-ce que vous voyez peu les autres membres de l'Association ? Dans Approximativement, vous êtes là, mais toujours en retrait.

Ch. B. : On n'a jamais vraiment fait partie de cette bande-là. On aime bien cette position satellite : témoins privilégiés, mais pas forcément acteurs même si on a fait des livres à l'Association et chez Cornélius.

Vincent : Vous aimez donc cette position de témoin, et vous nous avez parlé de votre goût des promenades. Vous avez édité chez Cornélius vos Carnets de New York.

Ch. D. : Oui, et ceux sur Barcelone vont bientôt paraître.

Ulrike : Vous avez rencontré Mariscal ?

Ch. D. : Non, on a cherché à le rencontrer.

Ph. D. : Non, moi j'ai pas cherché à le rencontrer !

Ch. D. : Enfin, moi j'ai demandé à Loustal de me donner son adresse, mais il faut tomber au bon moment ! On ne désespère pas ! De toute façon les rencontres finissent toujours par se faire un jour. Par exemple, pendant des années on a rêvé de rencontrer Spiegelmann, et ça c'est fait naturellement. Je suis sûr que Kiki de Montparnasse, on finira par la croiser un jour ! (rires)

Ulrike : Pour revenir sur les villes, comment dessinez-vous ? Vous vous rendez toujours sur place ?

Ch. B. : Oui, on se promène. Nous n'y allons que rarement ensemble, à part notre voyage à New York.

Ph. D. : Charles est allé en premier à Lisbonne, après il m'a dit " il faut absolument que tu y ailles " Barcelone, nous y sommes allés ensemble deux jours, après moi j'y suis retourné une semaine, et j'ai dit à Charles " il faut absolument que tu y ailles " et voilà ! Le carnet de croquis, c'est une bonne manière de progresser dans notre travail, de découvrir des choses, mais c'est surtout fabuleux pour découvrir une ville, parce qu'on est obligé de porter un autre regard que purement touristique ou superficiel. Moi j'adore ça d'autant que je ne prends jamais de photos, vu que je ne suis pas très doué pour ça. Et comme je ne suis pas très doué, je ne regarde pas les photos après, alors qu'avec le carnet j'ai le temps de bien regarder les choses. C'est de là que viennent les ambiances.

Ulrike : Est-ce que vous arrivez à porter ce même regard sur Paris ?

Ph. D. : Justement, on en parlait. C'est incroyable : pour les étrangers Paris représente LA ville par excellence. On s'est dit qu'un de ces jours il faudrait qu'on prenne une semaine comme si on était spécialement venus ici pour dessiner cette ville. Mais je crois qu'il y a toujours une manière de dessiner sa ville qui est très différente. Je me suis amusé à confronter la manière que j'avais de dessiner des endroits de Barcelone avec celle qu'avait employée Mariscal. Je me suis aperçu qu'il avait tendance à dessiner Bercelone comme nous dessinerions Paris. A Barcelone, je suis allé dessiner la Sagrada Familia. Quand je regarde comment lui la dessine, c'est en trois traits, exactement comme nous dessinons la Tour Eiffel. Ce qui serait drôle, ce serait d'aller se mettre devant la Tour Eiffel, et je pense que les choses seraient assez différentes !

Ch. B. : Envisager Paris comme un endroit de vacances, c'est assez plaisant. Mais il n'y a pas la même envie de tout dessiner, de rester avec son carnet de croquis. On s'est aperçu après coup qu'on n'avait dessiné que des villes portuaires : Lisbonne, Barcelone, New York... Aller dessiner à Marseille, par exemple, me tente bien. Il y a des perspectives dans ces villes-là que, finalement, on ne retrouve pas dans Paris. On a l'impression que Paris est une ville qui respire, mais en fait elle ne respire pas très bien. Il y a bien l'axe Champs-Elysées - La Défense, mais rien de comparable avec les folles perspectives qu'on trouve à New York, où il y a à la fois un foisonnement urbain et de l'espace. Barcelone, c'est pareil. Tout ça donne une ambiance particulière à la ville, moins énervée. Plus ça va, moins j'ai envie de traîner dans les rues de Paris, parce qu'il y a tout le temps des bagnoles qui klaxonnent. A New York il y a de la place...

Ph. D. : Ouais ... Il y a tout le temps des bagnoles qui klaxonnent aussi ! !

Ch. B. : Mais non, il y a de la place, on n'est pas au milieu des voitures !

Ph. D. : Oui, c'est vrai que Paris a un côté énervé, tandis que New York bouillonne d'énergie, c'est pas pareil du tout ! Il faut transférer Paris sur la côte !

Ulrike : Votre inspiration est toujours urbaine…

Ch. B. : Oui. Ca m'est arrivé d'aller faire des croquis à la campagne, mais là on est vraiment dans le dessin, il y a des problèmes de masses de noir, il s'agit de mettre en perspective un arbre... C'est vraiment une autre gymnastique. Alors qu'avec la ville on dessine des gens, on dessine des histoires. Et puis moi j'aime la ville, pas la campagne !

Vincent : On pourrait vous reprocher un certain parisianisme intimiste, dont pourtant vous vous moquez dans plusieurs albums de M. Jean (Jacques Oignon, les sarcasmes de Félix à l'égard de Jean etc.)

Ch. B. : Nous ça nous amuse tout ça. C'est vrai qu'il y a des films intimistes. Cette dualité entre des films à grand spectacles et des films... avec un abat-jour... finalement nous on ne la fait pas tellement cette différence. Un bon film est un bon film, que ce soit un film d'aventures ou un film qui se passe dans un salon. C'est une image générée par un style de cinéma. Pour moi le cinéma américain de ces derniers temps a généré plus de bon films intimistes que le cinéma français, mis a part le film d'Arnaud Despleschin (Comment je me suis disputé) que je trouve excellent ! D'ailleurs j'ai raté Sue perdue dans Manhattan, c'est bien il paraît ( Dupuy confirme). J'aime bien ce que dit Despleschin, même Truffaut, cette manière de construire un scénario de film intimiste comme si c'était un film d'aventures. C'est vrai qu'il y a une manière de filmer certaines scènes chez Truffaut... filmer une scène d'amour comme si c'était une scène de bagarre, des choses comme ça. J'aime bien ce genre de vocabulaire décalé. Ou bien alors, aller dans une direction et la contredire : c'est pour cela qu'on utilise des scènes de rêve, soit-disant à grand spectacle, avec des châteaux forts, des guerres de pizzas.

Rudy : Et justement, est-ce que ce n'est pas une façon de circonscrire la fiction, d'emprisonner le côté imaginatif.

Ph.D : Nous on n'est pas faits pour faire des histoires d'aventures. On s'y est frottés une fois et ce n'était pas du tout concluant. Tout le monde ne sait pas tout faire. Mais par contre on aime bien dessiner ces scènes, elles nous amusent, et ça nous permet au contraire de sortir du côté intimiste, bizarrement, même si c'est quelque chose que les gens vont ressentir de façon intérieure, on a envie de pouvoir aller un peu au-delà et de pouvoir amener de l'air dans nos histoires, sans avoir à développer une histoire au premier degré, de guerre, historique...On aime bien détourner les choses. Le côté intimiste, parisien, intello, on commence à y être habitués. Je m'aperçois, je ne dis pas ça pour vous (rires) que les gens sont très sectaires là-dessus. Je m'aperçois par exemples que quelqu'un qui aime le cinéma américain ne peut pas ou ne veut pas aimer le cinéma français, et inversement. C'est complètement stupide. Il y a de très bons films à gros budget, d'action américains ou français d'ailleurs, ou de très mauvais... des français il y en a de très mauvais en tout cas, surtout en ce moment., et il y a de très bons films intimistes et de mauvais. Moi j'adore aller voir du cinéma français, et je suis souvent déçu, mais je continue à y aller, parce que de temps en temps il y en a de très bons. Mais je ne comprends pas cet état d'esprit " le cinéma c'est pas fait pour ça ". Dans la B.D on peut être confrontés à la même attitude. En ce moment il y a une grosse discussion avec Angoulême : est-ce qu'il faut privilégier la B.D commerciale et grand public, ou plutôt la B.D d'auteur... on s'en fout. Il n'y a rien à privilégier, il y a à privilégier des trucs bien. C'est pour cela que ça nous a amusés de mettre dans Monsieur Jean, une scène où on dit " Putain, t'es un peu chiant avec tes bouquins ", prise de tête, intello, et ça allait bien dans la bouche de Félix. J'aime bien son côté, " moi le cinéma... j'aime que les films d'action., il faut que je voie l'argent sur l'écran, il faut que ça m'amuse ", il y a ce personnage-là, et c'est quand même le meilleur copain de Jean, alors qu'ils sont très différents. Et c'est un peu nous aussi. Autour de nous on s'aperçoit qu'il y a des gens très différents qui parfois ne peuvent pas s'encadrer les uns les autres, et leur lien c'est nous. J'aime bien ça.

Rudy : Mais par exemple Stanislas et Le petit Christian c'est totalement à l'opposé ?

Ph.D : Oui, ce sont deux choses assez différentes, mais pas totalement opposées non plus.

Ch.B : Stanislas a fait Le Galérien, qui est révélateur d'une vie intérieure un peu torturée, et Blutch (dessinateur du Petit Christian ), dans Péplum, qui n'est pas non plus " à grand spectacle ", est un peu à l'opposé du Petit Christian..

Rudy : Mais on a l'impression qu'il n'y a pas d'équilibre chez lui, qu'il change totalement de domaine .

Ch.B : Moi je perçois ça davantage comme deux façons différentes d'éclairer un même sujet. Le personnage dans Péplum a du mal à se situer par rapport aux autres, et qui a ce problème d'identité et puis son contact aux autres est purement charnel, purement sensuel, violent. Ici la sensualité passe par la violence. Et c'est une question à laquelle il a répondu dans Mitchum. Il y a une question que l'on retrouve aussi dans Mitchum : c'est le peintre et son modèle, l'homme amoureux d'une fille qui va provoquer des visions en lui... Et Le petit Christian c'est un peu la base de tout ça, c'est le gamin perdu dans ce monde avec lequel il essaie de nouer un contact. Il y a un chapitre dans Le petit Christian que je trouve vraiment très très beau, pas très éloigné du thème développé dans les autres albums de Blutch, c'est la scène où il va récupérer un Tintin, et la maman est comme ça, très expansive avec des fesses très sensuelles (rires) et il regarde ça... Il ya chez Blutch une manière de traiter au fond toujours du même sujet de façons différentes.

Rudy : Mais il cherche à changer de trait

Ch.B : C'est la force de Blutch, de son talent, c'est-à-dire que c'est un virtuose, mais il ne va pas se servir de cette facilité là pour nous en mettre plein la vue. Il utilise cette virtuosité pour aller dans le sens du sujet qu'il veut traiter. Par exemple dans Péplum il utilise son dessin de la manière la plus nerveuse qui soit, comme s'il se battait lui-même contre la feuille, comme s'il essayait de blesser les personnages. Il utilise des masses de noir, ensuite la plume pour gratter. Il y a vraiment de la violence dans la manière qu'il a d'envisager son dessin. Du coup ça donne une densité à l'ensemble qui est très cohérente et très riche. Il y a une lecture purement graphique de l'histoire, qui est très éclairante sur le sujet même de l'album, les corps, leur sensualité.

Rudy : Dans le Journal d'un album on a aussi l'impression de cette différence de trait.

Ch.B : C'était voulu, pour que le lecteur puisse différencier la partie de Philippe de la mienne, un trait au pinceau pour Philippe et un trait au stylo pour moi.

Ph.D : Oui, et c'est un peu comme pour les carnets de croquis. On en profite, à partir du moment où l'on est seul maître à bord d'un dessin, on a envie d'expérimenter des choses. C'était encore un intérêt de plus pour faire ce livre. On expérimente soi-même à fond quelque chose , ce qui n'est pas évident dans une bande dessinée que l'on fait en commun. Ce qui ne veut pas dire qu'on n'expérimente pas dans Monsieur Jean, puisqu'on essaie de faire évoluer le dessin en même temps que le personnage. Mais là c'est un travail commun.

Rudy : Oui, parce qu'il y a une unité de style dans Monsieur Jean, qu'il n'y a pas forcément dans le Journal.

Ph.D : Oui mais cette unité de style n'existe pas tant que ça sur la durée.

[ Coup de téléphone et bonne nouvelle. Monsieur Jean enfin traduit et disponible aux Etats-Unis !]

Claire : En ce qui concerne la publicité, est-ce que l'on vous dirige beaucoup, est-ce que vous avez affaire à des créatifs ?

Ph.D : En général la pub c'est comme ça. Jusqu'à maintenant c'était toujours plus ou moins sur commande. Bon, maintenant on a un agent, on fait attention à ne pas prendre des produits qui ne nous correspondent pas. On attend que l'on vienne nous chercher pour notre univers, au moins pour cela. C'est vrai qu'à partir de là il y a des choses qui nous échappent, il y a des directeurs artistiques, après tout dépend de la qualité de la personne qui est en face, de la qualité du concept. Mais c'est vrai qu'il y a souvent des déceptions.

Claire : Par exemple ?

Ph. D : Je n'ai pas d'exemples en tête mais l'illustration ce n'est pas si simple que çà. On ne manipule pas une image au hasard. On peut faire des erreurs. Depuis un an on travaille pour Nicolas, ça s'est fait d'une manière un peu hasardeuse. Nous, Nicolas on a tout de suite eu envie de le faire. Toujours pareil, retour aux années vingt, grande tradition d'illustrateurs, surtout d'affichistes qui travaillaient pour Nicolas, mais qui travaillent en direct, qui faisaient toute la conception de l'affiche, que ce soit le sens de l'image, sa réalisation la typographie...Ils avaient quand même des gens comme Cassandre, et ils allaient aussi chercher des peintres. Quand ils sont venus nous demander ça on a tout de suite accepté, et en fait ça leur a convenu. Ils nous ont demandé de faire tout, pas forcément en tant que travail publicitaire, mais en terme d'image. On a donc pu maîtriser tout ça et retravailler comme à l'époque des affichistes, et ne plus travailler avec une agence publicitaire dont le seul propos serait d'avoir un budget et de le gérer. Ce qui nous intéresse c'est de parler du vin, de faire des images sur le vin, dans un domaine très concret, puisque c'est quelqu'un qui vend des bouteilles, et que ces images soient autant les nôtres que les leurs. On a quand même des comptes à rendre mais le but c'est de faire une série d'images qui nous ressemblent.

Claire : Et est-ce que quand vous illustriez des Je bouquine, vous aviez aussi l'impression de faire des choses qui vous ressemblaient , par exemple les écrits de Marie-Aude Murail?

Ch.B : Les thèmes qu'elle a développés étaient assez proches de ceux que nous avions envie de développer. C'est comme ça que Je bouquine nous amis en rapport, c'est pour çà aussi que dans Le Journal d'Henriette il y a un petit clin d'œil à Marie-Aude Murail. Au début, lorsqu'on a commencé à travailler pour Je Bouquine on acceptait ce qu'ils nous proposaient, à force de se connaître et eux de connaître notre travail, ils voyaient les collaborations possibles, mais c'est quelque chose qui est plutôt rare dans le travail d'illustrateur, d'arriver à ce confort, où finalement on ne fait plus que des choses qui vont dans notre sens. C'est rare, et en même temps il faut pouvoir se le permettre, ce n'est pas évident. Ce serait bien de tout faire, c'est-à-dire d'aller parfois sur des terrains où l'on n'aurait pas l'idée d'aller si on ne nous l'avait pas demandé, quitte à en revenir en disant "plus jamais ça". Je pense qu'on a fait beaucoup d'erreurs, mais on apprend autant des erreurs que de ce qu'on a réussi. C'est salutaire. (rires)

Ulrike : Et est-ce que le dessin animé vous tente ?

Ph.D : C'est très tentant. Une fois de plus, on a l'habitude fâcheuse de vouloir changer le monde, alors peut-être qu'avec Nicolas (de Crécy, La vieille dame et les pigeons sorti au printemps 1998 au cinéma) on est parvenu à changer un peu, à un fonctionnement complètement atypique. Je crois que ça va évoluer, parce que les agences pataugent tellement... Mais enfin Nicolas c'est quand même un cas atypique. La bande dessinée c'est simple, on fait notre travail, on fait des livres, il n'y a pas de cible, pas les mêmes enjeux financiers. Dans le dessin animé on se cogne tout de suite à deux domaines, soit le cinéma où on peut rejoindre un peu le travail qu'on fait en bande dessinée, soit la télévision. En général c'est plus souvent la télé et là on se retrouve devant des structures qui nous dépassent et qui ne fonctionnent pas du tout comme nous.On a un projet sur lequel on a pas mal travaillé pendant un moment qui est Henriette, et le problème est de savoir dans quelle case il rentre pour la télé. A cause de ça le projet n'avance pas pour le moment.

Ch.B : Peut-être que ça va changer avec La Mouche de Trondheim, et puis le film de De Crécy qui a eu du succès...Mais Blake et Mortimer s'est complètement viandé...

Ph.D : Là on entre dans le domaine de la série. Les producteurs changent mais pour l'instant les décisionnaires sur les chaînes ne changent toujours pas. Le dessin animé c'est encore réservé aux enfants, et le seul truc qu'on imagine pour les adultes c'est les nouveaux Simpson, ils recherchent tous des nouveaux Simpson. On aurait proposé les Simpson avant le succès que ça a eu, tout le monde aurait refusé, c'était un risque énorme. Maintenant ils veulent les Simpson mais sans qu'il y ait de risques. Mais bon, ça finira bien par changer.

Ch.B : Je pense que ça va changer, parce que là il y a Petit-Roulet qui fait des choses pour Planète, il y a Trondheim.

Ph.D : Oui mais ce sont de tout petits formats. Le problème c'est quand on passe des 13mn aux 26mn.

Vincent : Mais quel est le risque qu'ils encourent avec Henriette ?

Ph.D : Le problème c'est qu'Henriette est une gamine, et qu'ils voudraient la tirer vers un style plus gentil, ou bien carrément vers un ton plus dur. Et nous on ne veut ni l'un ni l'autre, on veut pas être gentil avec Henriette, mais on ne veut pas non plus faire une série d'humour noir. On veut qu'elle reste le personnage qu'elle est c'est-à-dire une pré-adolescente complexée, dont tout le monde aurait tendance à se moquer. Au bout d'un moment le lecteur ou le spectateur prend un virage et finit par avoir de l'affection pour elle, même si de temps en temps elle peut continuer à l'énerver. Et c'est ce qu'on fait dans Je bouquine, on reçoit des lettres de lecteurs qui nous disent, on l'aime bien mais en même temps pourquoi elle remue pas un peu plus, les autres sont trop durs avec elle, mais c'est vrai qu'elle est un peu agaçante... enfin voilà, cette chose qui est comme la vie. Elle est petite, grosse, est-ce qu'elle ne pourrait pas être un peu plus jolie ? Est-ce que ça ne pourrait pas être un garçon ?

Ch.B : Et est-ce qu'à la place du journal elle ne pourrait pas avoir un chien, des jeux vidéo ?

Ph.D : Enfin, c'est que des propositions de ce genre. Parce que ça les intéresse, mais ils veulent quelque chose de complètement nouveau. On est restés comme ça pendant un an, et puis on s'est dit qu'on arrêtait. On attend que les gens changent (rires). Mais c'est vrai que ça nous tente beaucoup. A partir du moment où on aime raconter des histoires on ne peut qu'être tenté par le dessin animé.

Rudy : Parce qu'avec De Crécy on avait l'impression que c'était en train de changer un peu...

Ph.D : Oui, mais avec De Crécy on est encore dans le classique, dans le film d'auteur, même si c'est un moyen métrage. Nous, ce n'est pas que ça ne nous attire pas mais on n'a pas une formation d'animateur. Il est possible qu'on prenne ce biais là, mais maintenant c'est un problème de temps. On nous a déjà parlé de la possibilité d'un scénario, mais en ce moment on a d'autres priorités, on doit faire le prochain album. Et je pense qu'on a aussi envie de gagner notre indépendance. Sans se trahir, sans être des mercenaire, d'asseoir notre travail de bande dessinée, et une fois que les choses seront assises, on n'aura pas toujours des machines à relancer, et on pourra explorer tous les domaines qu'on aura envie d'explorer, et Dieu sait qu'il y en a.

Vincent : Vous avez toujours autant de projets ?

Ph.D : Oui, bien sûr. Par exemple ce qui nous intéresse dans le travail visuel pour Nicolas, c'est de leur proposer de faire leurs sacs. Moi j'adore cette idée là. J'adore quand Mariscal fait les sacs pour Vinçon ( Magasin design de Barcelone), ou pour la Pedrera (immeuble-phare du magnifique Passeig de Gràcia à Barcelone, construit par Gaudí), comme ça avec des découpes, même si ça doit être un casse-tête incroyable au niveau de la fabrication, "oui, votre projet est formidable, mais c'est trop cher". On rencontre ces problèmes là, c'est évident. Et d'un autre côté il y a un moment où l'on sent qu'il s'amuse. L'amateur... c'est se marrer, c'est bricoler...

Ulrike : Est-ce que le Prix d'Angoulême va changer quelque chose dans votre façon de concevoir et de réaliser la bande dessinée ?

Ch.B : Oui, ça va changer les choses d'un point de vue matériel, ce qui n'est pas plus mal. D'abord ça conforte l'éditeur dans le bien-fondé de la confiance qu'il a mise en nous, même si elle n'était pas remise en question, ça nous donne un peu plus de liberté. Par exemple pour le quatrième album de Monsieur Jean on avait demandé dix pages en plus. Et maintenant on peut continuer à demander dix pages en plus.

Ph.D : Oui, d'ailleurs je t'ai vu l'autre jour les demander. Moi je ne pensais même pas les demander, pour moi c'était acquis. Alors que la dernière fois c'était quand même difficile ; attention aux coûts, etc. Maintenant on va pouvoir se passer de ça.

Ch.B : C'est plus confortable. Et puis il y des aspects comme la réédition des bouquins. On refait aussi les couleurs de la moitié du troisième Monsieur Jean. On l'avait décidé avant, mais maintenant c'est plus facile. Et c'est quand même pas négligeable.

Ph.D :On va essayer de ne pas trop attendre pour faire le cinquième, d'abord pour ne pas se laisser distancer par le personnage, et puis on sait que si on ne le fait pas trop tard on va arriver à quelque chose de stable, c'est à dire que le public acquis sera véritablement acquis. Alors qu'avant l'éditeur nous disait toujours que les gens n'attendraient pas :quand on avait sorti le quatrième il y avait eu quatre ans d'écart, et l'éditeur nous avait dit que ce serait une catastrophe, qu'on recommençait à zéro. Et ça ne s'est pas passé comme ça. Il a compris qu'on avait un public qui était prêt à attendre. Et là le fait d'avoir eu ce prix et d'avoir passé une autre tranche fait que c'est confirmé. Et l'avantage que je vois ce n'est pas de me dire on va faire un autre album et on va devenir riches, c'est de se dire que s'il y a trois ans entre deux albums, c'est pas très grave, si on a envie justement de consacrer un an à faire un dessin animé, on aura la liberté de la faire. C'est très appréciable.

Ch.B : Et ce qu'il ne faut pas oublier c'est qu'on va passer à la télé, les vendeurs vont nous connaître. C'est bien ça. La reconnaissance comme ça dans le quartier c'est important.

Ph.D : Mais ça va pas ! Je disais tout à l'heure que je ne voulais pas qu'on soit reconnus !

Ch.B : Non, pas la reconnaissance au sens populaire du terme, mais "ah ! finalement on sait quelle place il occupe". A la sortie de l'école par exemple il y toujours ce crétin qui est là : "il travaille pas ? non mais qu'est-ce qu'il fait ?" Maintenant on sait ce qu'il fait, il passe à la télé, on se rappelle pas pourquoi il est passé mais on l'a vu à la télé. Donc c'est forcément important.

 

Propos recueillis par Ulrike DECOENE, Rudy LE MENTHEOUR, Claire et Vincent NOIRAY.
SIROCCO n°2 (Printemps-été 1999)