Charles BERBERIAN
Propos recueillis par Pierre Polomé.
(Jade n°14, Avril/Mai 1998)




JadeJade : Tu sembles entretenir des liens privilégiés avec l'Amérique. Monsieur Jean, dont le dernier tome s'achève à New-York, est édité au Canada (Par Drawn & Quaterly), des Carnets New-yorkais sont parus chez Cornélius. Tu as aussi poussé les Humanoïdes associés à publier le Canadien Seth... D'où te viens cette attirance anglo-saxone ?
New-York est une ville que Philippe et moi aimons dessiner. Il faut savoir que Ce n'est pas une ville forcément moderne. Les coins qui me plaisent le plus sont ceux des années 20, comme le Chrysler Building ou le Rockfeller Center; très art déco. Nous sommes de grands amateurs des années 20, qu'on connaissait surtout du côté européen, et ça a été un choc de découvrit ce que les Américains en avaient fait... Et puis l'anglais m'est presque aussi familier que le français. J'ai commencé a lire avec des comics, pas avec des bandes dessinées belges oit françaises. Et la musique anglo-saxonne tient une grande place dans ma culture... Il y a des liens flagrants entre les auteurs de Drawn & Quaterly ou de Fantagraphics et ceux qui travaillent en France Seth est influencé autant par Chaland que par Hergé nu les dessinateurs du Nev-Yorker des années 50 qui, eux-mêmes, ont influencé des gens comme Chaland. D'autre part, Crumb a autant influencé Chester Brown que Jean-Christophe Menu, Tout le monde a plus ou moins biberonné à la même source. C'est normal qu'il y ait des liens. Quand j'ai découvert le travail de Seth, j'y ai non seulement vu un voisinage graphique mais aussi les mêmes intentions d'écriture... Alors oui, tout se rejoint, mais pas seulement par le biais de la bande dessinée ou d'une fascination strictement américaine. C'est comme les gens qui s'étonnent de découvrir des pyramides égyptiennes chez les Incas.

A travers la série des Monsieur Jean, c'est le 20e siècle tout entier qui semble vous marquer. D'où vient cette façon de distiller la modernité dans vos planches ?
Il y a juste que nous aimons observer les choses et les retranscrire. Si tous les compartiments de ce siècle se retrouvent dans nos bouquins, c'est parce qu'ils sont autour de nous : les années 80 ont revisité les années 20 et 30, dans le stylisme ou le mobilier par exemple. La première fois que j'ai vu Bruxelles, j'ai été fasciné par ses trains ou ses boites d'allumettes qui la rendent encore très proche des années 50.

Peux-tu expliquer le titre un peu énigmatique du nouveau tome Vivons heureux sans en avoir l'air ?
C'est une phrase qui sonne bien, Cela veut surtout dite qu'en acceptant la maturité et la lucidité qui va avec, on a l'impression qu'on ne sera plus jamais heureux comme on pouvait l'être étant gamin. Je ne veux pas forcément parler de cette espèce de prix à payer asséné par la culture judéo-chrétienne. C'est juste que le malheur qu'on appréhende enlève au bonheur du moment. On garde toujours de nous l'image d'un enfant heureux, parce qu'à l'époque on vivait ce bonheur sans s'en rendre compte. Vivre heureux sans en avoir l'air, c'est tenter de retrouver cette innocence, évidemment avec mauvaise foi : on sait que maintenant, on peut être heureux... sans en avoir l'air; finalement.

On trouve dans ce 4ème tome un parallèle pertinent entre Jean et un peintre du début du siècle.
La projection de Jean dans le peintre Zdanovieff représente le désir qu'il peut éprouver à s'engager dans ses relations avec les autres son histoire d'amour avec Cathy, son amitié avec Félix... Il est fasciné par ce peintre dont l'amour transcende le travail jusqu'à la mort, alors que lui-même a du mal à écrire son livre pendant sa propre histoire d'amour avec Cathy.. Quant au mystère qui entoure la toile de Zdanovieff, c'est plus une allaite de valeurs. Quelle valeur accorde-t-on aux choses ? Les dessins de Yves Chaland et les toiles de François Avril qui sont chez moi font partie de ma vie et n'ont plus de prix. Pour Jean, la toile constitue le seul témoignage de l'engagement jusqu'au-boutiste de Zdanovieff pour cette fille, Ce qui dépasse de loin la valeur d'un Rembrandt...

C'est une image, bien sûr. Si Jean travaille à un nouveau roman, on ne sait toujours pas ce que racontait son premier La table d'ébène.
Pendant un moment, on a discuté de cette histoire avec Philippe. Mais je ne sais plus très bien… C'est le personnage du livre qui achète une table dans laquelle il y a un tiroir; qui lui-même contient un double fond avec des lettres. Elles viennent de Léningrad (Saint-Petersbourg). L'acheteur finit par être fascine par l'auteur de ces lettres dont il ne connaît pas le destinataire et décide de partir à Saint-Petersbourg pour essayer de retrouver cette personne, grâce au nom et à l'adresse, Voilà plus ou moins le sujet, mais on n'en connaît pas du tout la fin.

Plusieurs amis de M. Jean l'ont trouvé, souvent en solde, mais aucun ne l'a lu ou n'y a été sensible.

Ce genre d'expérience arrive à tout le monde. Et c'est toujours plus drôle de raconter un truc où tout Se passe mal. Quand les gens nous disent formidable ce que vous faites, ça nous fait plaisir; on rosit. Mais c'est moins drôle à raconter qu'une galère de rencontre-dédicace dans le sud de la France, comme je le fais dans Journal d'un album… C'est comme ce livre de Ravalec, ou l'auteur raconte de façon hilarante sa venue dans un salon du livre à Limoges. C'est glauque ce qui lui arrive.

Jean est un étrange personnage, au nom anonyme et banal mais qui vit dans un décor et une époque indiqués. Il y a un paradoxe entre son nom, son visage à la Tintin et cet arrière-fond très marqué.
Le personnage repose sur la jonction de ce que nous mettons dans sa personnalité et de ce que le lecteur projette dans son côté anonyme. Cela dit, on essaie de lui donner de plus en plus de consistance (forcément puisqu'il vieillit), tout en gardant cette part du personnage remplie par le lecteur lui-même.

Il est peu actif au niveau diégétique.
C'est récurrent chez nous : Henriette est aussi comme cela.

Est-ce un anti-héros ?
Je ne sais pas ce qu'est un héros. C'est comme dans les films de Truffaut ou les bandes dessinées de Jean-Claude Denis, il y a un personnage central et la question n'est pas tant qu'il Soit un héros ou un anti-héros... Nous aimons donner une coloration précise aux personnages secondaires, comme celui de Marion qui surgit dans le dernier tome. C'est un personnage qui nous plaît beaucoup alors qu'au départ, il n'avait pas plus d'importance que cela... Nous aimons les récits très ouverts, aérés. Le personnage central y est comme un centre de gravité mouvant, en équi-libre précaire. D'où son Côté flou.

Construire une histoire complète s'est imposé comme une nécessité ?

C'est un récit formé de plusieurs petites histoires en interaction. Cela découle du système mis en place dans les albums précédents, sauf qu'ici toutes les petites histoires ont une réelle communication entre elles. Tout est lié, rien ne peut s'isoler. Ça densifie le récit et le rend moins transparent. Mais tout c'est fait naturellement... En faisant le Journal d'un album, l'une des questions à laquelle je voulais répondre était de Savoir s'il était toujours pertinent de faire de la Bande dessinée, à mon âge, ou Si je demeurais dans ce domaine perçu comme figé, dans une post-adolescence éternelle, uniquement par complaisance nostalgique ? Je me Suis rendu compte que non. Brétecher ou Crumb avaient déjà prouvé que la bande dessinée n'était pas cela. Mais, avec Philippe, nous devions tester notre capacité à faire mûrir notre manière de travailler. Le premier album de Monsieur Jean use duo vocabulaire graphique plus proche de l'album pour ados. Aujourd'hui, on essaye de faire vieillir notre approche de la Bande dessinée tout en faisant vieillir notre personnage. D'où l'évolution du graphisme, de l'encrage, des couleurs, de la narration, de l'écriture... Enfin, tout cela c'est de la cuisine. Ce qui compte, c'est le résultat. Ce qui compte aussi, C'est que Philippe et moi ne nous sentions pas en décalage avec Ce que l'on dessine. On doit toujours être au diapason, ne pas se forcer pour raconter Ce que l'on a envie de raconter. Certains dessinateurs, lorsqu'ils dessinent un " jeune ", le dessinent habillé comme dans les années 70, parce qu'ils sont restés coincés là-bas. On a envie d'être dans notre époque et de s'y sentir bien.

Vous avez réalisé le Journal d'un album autour du troisième tome de Monsieur Jean. Pourriez-vous le refaire aujourd'hui ?
La question ne peut pas se poser. Si on n'avait pas fait le Journal d'un album à ce moment-là, Philippe et moi ne travaillerions peut-être plus ensemble. Ce dont je suis surtout fier; c'est qu'on ne s'est pas refusé le danger de faire ce livre. Ça pouvait faire exploser notre association et, en même temps, il fallait le faire pour voir Si cette association était toujours valable. On avait des choses à exprimer; comme on peut presser un citron. Nous devions parler à la première personne. Grâce à cela, il y a des tas de choses que l'on vit aujourd'hui et que l'on pourra mettre en avant par le biais de Jean. C'est devenu possible.

A quelles questions répondait le troisième tome Les Femmes et les enfants d'abord ?
On nous disait que les personnages féminins n'étaient pas très présents dans la série. C'était normal puisque Jean étant très adolescent, on voyait surtout sa bande de Copains. Aujourd'hui, il vieillit et les femmes peuvent prendre un tôle moins anecdotique. Un peu comme dans nos vies, où nos rapports avec les femmes sont beaucoup plus riche qu'à une Certaine époque. Aujourd'hui, j'ai beaucoup plus d'amies qu'auparavant. En parlant avec elles, de leur vie, de leurs expériences, on apprend beaucoup et, du coup, on peut en parler dans nos livres.

Faire les livres que vous désirez, avec le plus de cohérence possible entre le fond et la forme, semble être votre exigence la plus fondamentale.
Oui, c'est essentiel. On accepte les défauts d'un livre parce que ce sont les nôtres. Si je suis toujours content du premier journal d'Henriette, ce n'est pas le cas de Klondike ou Graine de voyou, qui sont les livres d'un moment, un peu poussés par un éditeur. On ne regrette rien, mais ce qui nous motive vraiment, c'est de trouver une histoire et un personnage qui nous plaisent. Et de savoir qu'on est en train de faire un livre qui va compter pour nous.

La question qui vous est le plus souvent posée concerne votre collaboration très étroite.
A priori, notre type de collaboration n'est pas très courant, Mais ce qui est surtout rare, c'est que deux personnes travaillent toujours ensemble depuis si longtemps. Même si plein de gens travaillent comme cela dans le cinéma ou la musique. Il n'y a rien de rationnel dans notre manière de travailler; pas de règles, aucun rôle, on est comme deux musiciens : chacun a ses trucs à dire, on s'accorde et quand l'un prend le solo, l'autre se met en rythmique... Si on essaie d'expliquer techniquement comment cela se passe, c'est hyper-chiant et personne n'y comprend rien. Mais c'est normal que ça continue a intriguer les gens.

Et ça va continuer ?
Oui, puisque des albums d'Henriette vont sortir. Depuis trois ou quatre ans, le matériel s'accumule dont certaines histoires écrites par Anne Rozenblat et Nathalie Roques. Avec Anne, on a aussi un projet de livre pour enfants : Le petit garçon qui n'existait pas, à paraître chez Cornélius, la collection jeunesse de Cornélius, qui doit également sortir notre Carnet de Barcelone. Chez Alain Beaulet doit paraître 21 Vices, une petite boîte en tirage limité et sans doute avec un procédé d'impression offset sophistiqué... Sinon on a envie de faire un Monsieur Jean en noir et blanc, en plus du cinquième tome à venir. Et puis, après avoir fait 20 pages avec Ravalec, Le Monde est fous, chez Casterman (tiré de ses recueils de nouvelles Vol de sucette et Recel de bâton, parus au Dilletante), on a envie d'en adapter d'autres.