Jade
: En dehors des sentiments exprimés dans vos Carnets, que
retiens-tu de New-York?
Philippe Dupuy : Quand j'y suis allé, Blutch avait
déjà fait sa Lettre américaine. Sur place, je repensais à
l'une de ses phrases où il dit que New-York est comme une
ville faite par des gamins, d'empilage de cubes. Ce qui est
vrai. J'aime les villes. Je ne pourrais jamais vivre à la
campagne. Pour pouvoir raconter; j'ai besoin de voir des gens,
de me balader au milieu d'inconnus... Ce qui est vraiment
bien à New-York, c'est que ru n'as pas l'impression d'être
un étranger On se rend compte que tu n'es pas américain, mais
il n'y a pas de problèmes. C'est assez désinhibant C'est une
cité tellement cosmopolite…Et puis il y a moins d'a priori
qu'en France. Ici dans les milieux artistiques, entre les
gens qui font de la peinture, ceux qui font du cinéma ou ceux
qui font de la Bande dessinée c'est souvent sectaire et parfois
méprisant. Là-bas, que tu fasses de la bande dessinée, de
la musique, du cinéma ou de la peinture, ru es considéré pareillement.
C'est un état d'esprit différent. En tout cas, je n'ai pas
ressenti cette hiérarchie entre ce qui serait des " arts nobles
" et des arts, disons de " seconde de catégorie "
Vous avez plusieurs fois dénoncé
cette hiérarchie des arts, notamment dans Journal d'un album...
Oui, parce que je trouve ça stupide. Il n'y a rien de tel
pour tourner en rond. Les arts ont tout à gagner en créant
des ponts entre eux. J'aimerais être capable de faire de la
peinture ou des films, si ce n'était pas aussi compliqué Pour
autant, la Bande dessinée ne deviendrait pas un support moins
gratifiant pour moi. Aujourd'hui, ce qu'il y a d'un peu pénible,
c'est l'attitude de Certains milieux artistiques, amis aussi
des médias, qui considère mal, voire pas du tout ce mode d'expression.
Quand on s'investit sur un livre ce manque de curiosité et
manque de curiosité et d'ouverture est un peu décourageant.
Sinon, être devant sa table et dessiner est très gratifiant,
autant que d'être derrière une camera ou devant une toile.
Le
Journal d'un album partait de la question " est-il toujours
intéressant de faire de la bande dessinée ? " Y avait-il d'autres
enjeux ?
Cette question, j'ai l'impression de me la poser tout le temps
:vais-je continuer à faire de la Bande dessinée toute ma vie
? C'est à Charles que je dois de continuer à en faire, même
si cette activité a toujours été fondamentale pour moi. Charles
a souvent été une sorte de soupape pour moi. Sans lui, j'aurais
peut-être réagi comme Petit-Roulet ou Avril... Si j'ai fait
ce livre, ce n'est pas seulement pour savoir s'il était encore
pertinent pour moi de faire de la Bande dessinée. Je voulais
confronter ce moyen d'expression à d'autres domaines, aller
au delà de I'humour et de la fiction. Voir comment il était
possible de s'en servir dans un cadre autobiographique. Bien
sur, nous n'avons rien inventé, surtout après Crumb ou Spiegelman,
mais pour nous c'était nouveau. Une manière de mettre à l'épreuve
ce que nous pensions : que le champ d'action de la Bande dessinée
est bien plus vaste que celui auquel il se réduit aujourd'hui.
En littérature ou au cinéma, on peut tout faite. Pourquoi
pas en Bande dessinée ? Heureusement, depuis ces dernières
années, les choses ont progressé.
Si vous faisiez le Journal d'un album
aujourd'hui, serait-il différent ?
Forcément, la vie n'est pas la même. Avec ce livre, nous voulions
aussi montrer comment le fait de faire un album de bande dessinée
est, pour nous, étroitement lié a notre vie. Mais je pense
que l'autobiographie est tout sauf une recette. Même Truffaut,
pourtant virtuose en Ia matière n'a pas fait ça toute sa vie.
On ne décide pas de raconter sa vie. C'est un besoin qu'on
ressent et qui permet de décoincer des situations, d'avancer.
A l'époque, il a été presque vital pour moi de faire ce livre.
Aujourd'hui c'est un autre moment et je ne referais tout simplement
pas Journal d'un album. ce genre de livre ne se fait pas deux
fois. Si un jour, je me replonge dans un livre autobiographique,
il sera différent, j'imagine. Ce n'est en aucun cas un revirement
de ma part car ce livre tient une place très importante, et
a part, pour moi.
Jean semble évoluer sur un certain
rythme. S'il n'y a pas de séparation nette entre le dernier
tome et les précédents, on note une progression logique.
Jean fait un choix déterminant, qu'il s'était toujours refusé
a faire. Il se rend compte qu'il ne peut pas vivre comme un
éternel adolescent, alors il tente ce qui est pour lui l'aventure.
Mais un choix n'est pas forcément une rupture. La vie nous
amène a faire des choix, plus ou moins rapidement, progressivement.
En faisant des choix, on sait qu'on va perdre certaines choses
pour en gagner d'autres. S'il en avait fait un autre, Jean
aurait conservé quelque chose pour perdre autre chose. On
en est tous là ! Avancer ou rester immobile ? Cette fois,
Jean avance vraiment.
Il reste peu actif dans l'avancement
de l'action.
Sauf maintenant, où il prend l'avion pour retrouver Cathy
a New-York. Il aurait pu attendre son appel ou son retour
mais non, il y va I Il vient l'enlever en quelque sorte. Bien
sur ce n'est pas héroïque, mais c'est significatif. Jean change.
Il est de plus en plus actif. En tout cas, pour lui, c'est
un geste important.
Vous travaillez beaucoup sur le personnage
et les scénarios ?
Oui. C'est pour cela que beaucoup de temps sépare les albums.
Ça représente presque un an d'écriture. La gestation est longue.
Chaque album est comme une tranche de vie. Celle de Jean et
un peu les nôtres les autres aussi. Jean vieillit toujours
avec quelques années de décalage sur nous, le temps qu'on
assimile les choses et qu'on les retranscrive. J'ai l'impression
que Si on attaquait tout de suite l'album suivant, on risquerait
de faire de mauvais choix pour le personnage.
Jean est un personnage paradoxal
: son nom et son visage sont banals, mais il évolue dans un
décor précis et daté.
Ce n'est pas si paradoxal. Nous utilisons certains codes de
la bande dessinée. Il est le seul personnage à avoir un gros
nez :ça l'identifie, lui donne un rôle central et aussi un
côté enfantin qui va bien avec son caractère d'adolescent
attardé. Autour, il y a des typologies de personnages très
marquées : Félix, la propriétaire Delboise, le voisin suicidaire…
Sinon, avec un personnage qui vieillit, on ne peut faire autrement
que de dater les choses.
Jean montre beaucoup de maturité
dans sa façon de considérer le tableau de Zdanovieff...
Il y a beaucoup de rapports avec ce tableau : Cathy, Marion
et la question de savoir si aimer quelqu'un implique d'être
aimé en retour . il prend de la maturité tout en continuant
à croire en des idéaux :pour lui, l'art et la beauté sont
plus importants que l'argent. sans s'en rendre compte, il
prend des responsabilités très concrètes et s'aperçoit soudain
qu'il veut refuser des choses qu'il a acceptées depuis longtemps
! Par exemple, il repousse l'idée de s'occuper d'enfants,
mais en fait, ce qu'il refuse le plus de voir, c'est qu'il
est train de s'occuper du fils de Félix et que ça se passe
très bien.
Quel est la signification du thème
de la mer distillé dans tout l'album ?
Les points de départ de l'album étaient nombreux, entre autres
: un nouveau roman. J'avais envie que le roman parle de cuisine
japonaise, justement pour qu'il puisse se ramasser des critiques
de la part de ses copains. J'aime bien titiller Jean sur l'image
qu'il projette : branchouille, passif, trop réservé... C'est
une manière pour nous de le secouer comme on le ferait avec
un ami, de lui dire " fais gaffe, les gens peuvent penser
cela de toi, montre leur que tu vaux bien mieux, qu'il faut
creuser !" Je voulais aussi utiliser l'imagerie japonaise
à laquelle je suis sensible, En même temps il nous fallait
passer facilement d'un sujet à l'autre. D'où, l'idée de cette
légende japonaise parfaite pour exprimer ce qui se passait
avec Cathy et donner vie à tout ce qui entourait le roman.
Voilà. Mais j'aime ne pas donner trop d'explications... Dans
cet album, il y a aussi beaucoup de non-dits, de creux, de
vides. On entend les lecteurs en parler, remplir ces creux,
Ça me plaît beaucoup.
Les amis de Jean nient ses livres,
Ça doit être dur pour lui.
Pour moi, ils en parlent avec lui mais on ne l'a jamais montré.
On est pas obligé de tout raconter; d'entrer dans les détails
au point d'écrire nous-mêmes les romans de Jean, bien qu'on
nous l'ait déjà demandé. Je préfère le situer, dire qu'il
écrit des romans à la Jean Rouaud ou à la Jean-Philippe Toussaint.
Pourquoi ne veux-tu pas résumer La
table d'ébène ? Charles Berbérian l'a fait et ça ouvrait de
nouvelles voies à creuser.
Apparemment, c'est lui qui a le plus creusé De toute façon,
je le soupçonne fort d'être en train d'écrire ce roman et
de vouloir le publier sous un pseudo.
Pour Dupuy et Berbérian, le plus
important est-il toujours de faire les livres que vous désirez,
avec un maximum de cohésion entre le fond et la forme ?
Oui, Et c'est encore plus vrai avec cet album…Jusque là, pont
qui ne connaissait pas le contenu de nos livres, le dessin
pouvait donner l'impression d'une Bande dessinée pour jeunes.
Ça nous gênait parce que, sur le fond, ça ressemblait de moins
en moins à cela, même si, au début, c'était plutôt en phase
avec le Côté insouciant de Jean, A partir du moment où le
personnage évolue, tout doit évoluer : la manière de raconter
les histoires comme celle de les dessiner. Avec Journal d'un
album, on a découvert pas mal de choses qu'on essaie de mettre
à profit.
Votre travail semble s'être radicalisé,
au sens noble du terme. Votre ami Blutch y serait-il pour
quelque chose ?
Comme tous les gens qui nous entourent, il a sa part de responsabilité.
J'ai partagé un atelier avec lui et nous nous voyons souvent.
Le voir travailler est un truc absolument fabuleux. Il est
assez radical, bien plus que nous. Au début de notre carrière,
on était en phase d'apprentissage. Si on s'est trompé parfois,
on a toujours réfléchit à nos choix, En quittant Fluide Glacial
par exemple, on savait surtout pourquoi on ne restait pas.
En faisant Klondike, qu'on ne trouve vraiment pas bon, on
savait qu'on voulait faire de la couleur et raconter d'autres
choses. C'est ce qui nous a menés à Monsieur Jean.
Dans le climat d'édition actuel,
avez-vous l'impression de simplement tirer votre épingle du
jeu ou, plus profondément, de jouer un rôle, d'exercer une
certaine influence ?
C'est gentil de vouloir nous donner autant de responsabilités...
J'en sais rien du tout. On nous prédisait une vision apocalyptique
pour le dernier Monsieur Jean, parce que laisser s'écouler
trois ans d'un tome à l'autre ne se fait pas, paraît-il. Aujourd'hui,
les résultats montrent qu'il semble y avoir encore une place
pour l'exception. Tant mieux, parce que moi les théories commerciales...
Nous avons toujours essayé de privilégier la qualité d'un
livre plutôt que l'alignement de bouquins les uns après les
autres. Apparemment, les gens l'ont compris ils nous ont attendus
et ne semblent pas déçus. Dans ce sens, j'ai l'impression
que nous avons tiré notre épingle du jeu, bien que, depuis
le début, cette série a été systématiquement handicapée par
des éléments qui nous sont extérieurs... Aujourd'hui, ça se
passe vraiment bien, Il nous a fallu de la volonté pour ne
pas arrêter Monsieur Jean. Il est rassurant de constater que
ça n'a pas été pour rien.