Philippe DUPUY
PLG: Votre dernier album
de bandes dessinées est sorti en Août 1992 (Les nuits les
plus blanches de M.Jean), nous sommes en 1994, et toujours
pas de nouvel album. Quelles en sont les raisons, l'envie d'arrêter
la bande dessinée ?
PhD: Non, le prochain album - si tout va bien - est prévu pour
la fin de l'année. C'est vrai que l'on n'a jamais attendu aussi
longtemps entre deux albums. Mais c'est juste un problème de
conjoncture et non de désaffection vis-à-vis de la bande dessinée.
Il est vrai que certains de nos amis se sont dirigées vers d'autres
horizons que ce soit par désintéressement ou pour d'autre motivations.
Notre cas est différent, si nous n'avons pas publié d'album
depuis 2 ans, c'est parce que nous ne faisons pas que
de la bande dessinée. Nous sommes beaucoup sollicités pour des
travaux d'illustration, de presse et de publicité par exemple,
et les flottements actuels du monde de la bande dessinée créent
un climat peu favorable à l'écriture d'un album. De toutes façons,
il nous est difficile d'enchaîner album sur album. Quand nous
en finissons un, cela représente tellement d'énergie, d'investissement
qu'il nous faut nous ressourcer, se mettre en vacances de la
Bande Dessinée en quelque sorte. Nous mettons à profit ce temps
pour laisser mûrir de nouvelles idées, de nouveaux scénarios.
Une année n'est parfois pas de trop.
C'est étonnant: cela
signifie que vous ne
travaillez pas en parallèle sur des travaux de commande (illustration,
presse et publicité) et sur des travaux personnels (bande dessinée)
?
En général, on commence en parallèle, mais comme nous intervenons
dans plusieurs domaines, pour mener tout de front y compris
l'écriture d'un scénario d'un album de bandes dessinées c'est
un peu difficile !
J'ai personnellement beaucoup de mal à écrire un scénario si
je dois m'interrompre un jour sur deux. J'ai donc besoin de
me bloquer une semaine entière et ne faire pratiquement que
ça. Pour l'illustration et la publicité, nous arrivons à mener
un certain nombre de travaux de front, sans problème. Pour l'album
que nous sommes en train de faire (Mr Jean, les femmes et
les enfants d'abord) si nous voulons le finir un jour, il
faut savoir refuser certaines propositions. Heureusement, Valérie
Schermann - notre agent (1) - attache beaucoup d'importance
à notre travail d'auteur, et ne nous pousse pas à une superproduction
publicitaire. Mieux, elle sélectionne avec nous les campagnes
publicitaires les plus en phase avec ce travail.
Evidemment, c'est dans ces moments-là qu'arrivent des propositions
que l'on ne peut pas refuser, comme par exemple ce film publicitaire
en animation pour Bonux. C'était l'occasion rêvée de voir nos
dessins bouger. Il y a aussi Alain Chabat des Nuls (2) qui nous a demandé de lui dessiner un story-board
pour le film publicitaire Orangina qu'il a réalisé. C'est ainsi
que petit à petit, le retard avec la bande dessinée s'accumule
et que 2 ans s'écoulent.
Ne croyez-vous pas qu'à moyen terme cela peut devenir un piège
et vous amener à arrêter la bande dessinée ?
Ce n'est pas un piège, au contraire d'ailleurs: compte tenu
de la situation actuelle de la bande dessinée qui n'est pas
très gaie, prendre de temps en temps un peu de recul permet
de rester plus serein. Quand on ne fait que ça, toute l'année,
on doit avoir un peu les nerfs à vif. Notre avantage est de
se sentir plus motivé quand on commence un album. Quand on s'y
remet, c'est qu'on en a vraiment envie.
Parallèlement à la préparation de ce troisième album de M.Jean,
vous travaillez aussi sur un livre qui racontera en bandes dessinées
la préparation de cet album de M.Jean. Pouvez-vous nous en dire
plus ?
C'est une expérience. Le titre de ce livre sera Le Journal
d'un album. Les deux livres sortiront ensemble, pour prouver
que l'on ne s'éloigne pas de la bande dessinée, bien au contraire.
Il s'agit de deux choses totalement différentes mais complémentaires.
Je ne sais pas quel résultat ce Journal donnera, ce sera un
tirage assez faible, réalisé avec le concours du Centre National
du Livre qui devrait sortir aux Humanoïdes Associés. Il parlera
de bande dessinée, des problèmes rencontrés pendant l'élaboration
du 3ème M.Jean, des thèmes qui nous sont chers, de
nos démons intérieurs, des amis, des femmes et des enfants (d'abord),
de conneries aussi...
Vous donnez l'impression de considérer la bande dessinée
comme un petit plaisir auquel vous vous consacrez après avoir
pu vous garantir professionnellement un espace de liberté...
Est-ce la réalité ?
La bande dessinée n'est pas notre violon d'Ingres, cela reste
vraiment notre activité centrale, la colonne vertébrale de notre
travail. Tout ce que l'on fait en illustration en est issu.
Bien sûr, la bande dessinée ne représente pas 90% de notre temps
de travail, ni 90% de nos revenus, nous ne sommes pas des auteurs
qui vendons des tonnes d'albums. Mais c'est à la fois notre
passion et ce qui nous dirige. Il est vrai que Charles et moi
sommes très indépendants par rapport à la bande dessinée. Nous
ne sommes pas obligés de sortir album sur album pour vivre,
et ceci nous rend également assez indépendants vis-à-vis des
éditeurs. Nous pouvons choisir notre éditeur par goût, par affinités
et non par besoin ou pour un quelconque enjeu. Et c'est réciproque.
Ce qui nous importe avant tout, c'est de pouvoir réaliser les
livres que l'on a eu envie de faire. Tant que c'est possible,
je ne vois pas pourquoi nous nous passerions de ce luxe !
Pour en arriver à ce statut particulier, privilégié (qui
laisse sans doute rêveur plus d'un jeune débutant), vous avez
travaillé d'arrache-pied pendant près de 15 ans en suivant un
itinéraire atypique. Quel est votre premier souvenir de publication
?
Le premier ? Non, pas de véritable souvenir (ce doit être un
signe de vieillesse). Je pense que ce doit être le fanzine Tresadenn
ou Iriakhan.
Tresadenn en 1977. Vos débuts justement sont exemplaires:
vous êtes né en 1960 et à 17 ans, par rapport à vos camarades
de l'époque qui publient comme vous dans les fanzines, on remarque
aisément votre style par sa maturité et sa maîtrise graphique
et narrative largement supérieure à la moyenne. A cette époque
(plus qu'aujourd'hui) les jeunes auteurs qui prétendaient vouloir
faire de la bande dessinée ne savaient pas toujours raconter
des histoires ni même parfois les dessiner !
Merci pour la brosse à reluire !
Mais comment est venue cette maîtrise, avez-vous lu beaucoup
de bandes dessinées étant enfant, ou bien était-ce inné ?
Mon itinéraire est assez différent de celui de la plupart des
autres auteurs que je connais. Tous les auteurs de ma génération
lisaient enfants Spirou ou Tintin. Au départ,
autant que je me souvienne, je lisais Mickey et je copiais,
je décalquais les personnages de Mickey, et j'ai continué
de lire Mickey et Picsou très tard, jusqu'à l'âge
de dix ans et je suis passé directement du Journal de Mickey
à Pilote, j'ai donc loupé tout ce qui était prévu pour
les enfants de mon âge,...Et je ne l'ai découvert qu'après.
J'ai un vague souvenir d'avoir lu Le Dictateur et le Champignon
de Franquin. Mes frères et sur ne lisaient pas de bande
dessinée ce qui fait que je n'ai pas lu beaucoup d'albums de
Tintin par exemple. Je crois que ma sur aînée lisait un
peu Pilote, et lorsque j'ai commencé à le lire, j'ai
dévoré ça, mais je n'étais pas un fan des meilleurs séries de
l'époque (1974-1975). Blueberry n'était pas mon truc par exemple,
je me souviens d'un type qui a disparu depuis et qui signait
ses bandes dessinées Jean-Michel (3) et
qui faisait aussi des caricatures. J'aimais bien les dessins
chargés, très travaillés (j'étais adolescent!). Mais j'étais
surtout un fan de la première heure de Druillet et mes premières
bandes dessinées en étaient très influencées. Je lui avais écrit
pour le rencontrer et je suis allée lui montrer mes planches.
J'avais en effet la sale manie de solliciter des rendez-vous
pour montrer mes dessins. Le premier qui m'ait reçu, c'était
Jean Solé. On en a reparlé récemment et il ne se souvenait naturellement
plus de cette rencontre ni de ce qu'il m'avait dit. Rien d'assez
méchant semble-t-il pour me décourager. (Ces pages n'étaient
pourtant pas bien fameuses !) Je suis aussi allé par la suite
voir Bilal à Montrouge et j'ai aussi passé une journée entière
avec Giraud à l'époque où il dessinait Major Fatal sur des feuilles
de machine à écrire, c'était génial et extrêmement impressionnant
pour le garçon de 17 ans que j'étais !
Très tôt, vous avez eu envie que des professionnels reconnus
vous encouragent sur votre travail. Mais à l'époque avez-vous
envoyé des planches à des rédacteurs en chef pour être publié
ailleurs que dans des fanzines ?
Non. Je formais mes goûts: si je ne lisais pas Blueberry dans
Pilote, en revanche, j'aimais beaucoup Moebius dans La
Déviation et tout le travail pour Métal Hurlant.
Pour Solé, j'aimais bien Jean Cyriaque (4)
et aussi ce qu'il faisait avec Gotlib, Pop Rock et Colegram,
Solé dessinait les pages, Gotlib arrivait là-dessus et gommait
des détails ajoutait des petites conneries, ce travail de collaboration
rapprochée a dû me marquer.
C'est le parcours des goûts en bande dessinée. Mais le goût
du dessin pur, est-il inné ou le résultat d'un environnement
familial favorable ?
Pas plus que ça. Mon grand-père paternel dessinait un peu et
ma mère aussi mais c'est tout.
Et vos frères et sur ?
Non, j'étais le seul. Mais je me souviens qu'un jour, mon frère
aîné m'a ramené un numéro de Fluide Glacial qui a fait
un petit scandale chez moi auprès de mes parents... A Noël,
je demandais des albums de bande dessinée, je faisais une liste
à ma mère qui les achetait les yeux fermés, mais mon père quand
il les lisait trouvait ça plutôt excessif... Ce devait être
des titres comme Rhaa Lovely de Gotlib en 1976.
Des albums, qui près de 20 ans plus tard, paraissent presque
anodins pour être lus par des adolescents ?
Je ne sais pas, on verra ça quand nos enfants seront plus grands,
on sera peut-être plus stricts que nos parents.
Parallèlement à vos premières publications dans les fanzines,
vous continuez vos études, passez brillamment le concours de
l'Ecole Nationale Supérieure des Arts Décoratifs de Paris (le
plus dur de tous à l'époque)l'année où vous loupez le bac c'est
la confirmation que votre niveau en dessin était plutôt bon
?
Plutôt la confirmation que j'étais nul en maths ! Au lycée où
j'étais, il y avait un professeur de dessin génial, vraiment
bien. Lorsque je suis entré en seconde, il a semblé intéressé
par mon travail et je lui ai envoyé mes parents pour qu'il les
convainc de me laisser faire du dessin. Mes parents pensaient
qu'il valait mieux faire de l'architecture, que c'était plus
sûr... enfin, des conneries, quoi. Au lycée, j'allais au cours
de dessin tous les soirs, du coup j'ai beaucoup dessiné et progressé
grâce à ce professeur. En terminale, j'ai décidé de passer le
concours des Arts Déco, comme une expérience je me suis préparé,
réunit un dossier, et je me suis retrouvé le plus jeune lauréat
du concours à 17 ans. Parallèlement j'ai commencé à publier
dans des fanzines. Je publie une histoire dans PLG, Le
Prédicateur, et tout de suite De la Royère
(5) est venu me chercher pour un nouveau mensuel belge,
Aïe . Il n'y a eu que 3 numéros, mais c'était ma première
publication professionnelle, qui m'a permis en plus de rencontrer
de jeunes auteurs: Jannin, Colman, P'tit Luc, Tito et même Delporte.
Je me voyais déjà super vedette.
Cela ne vous empêche pas de continuer à publier dans les
fanzines ?
Aïe n'a duré que trois numéros, je voulais continuer
à dessiner, à être publié. C'est à cette époque que j'ai rencontré
José-Luis Bocquet (6) qui m'a permis de
publier dans Spirou Pirate.
Vous avez aussi fait des caricatures dans La Croix.
Le quotidien La Croix cherchait des illustrateurs, j'ai
donc contacté le rédacteur en chef de l'époque, mes dessins
leur ont plu, je faisais du dessin de presse.
Parallèlement à votre participation à PLG, vous collaborez
aussi au fanzine Band'A Part où vous rencontrez des dessinateurs
comme O'Groj et Charles Berbérian. Comment s'est passée votre
rencontre avec Charles Berbérian ?
Band'A Part était un bon fanzine, très dynamique. Ils
faisaient beaucoup d'efforts comme vous sur la maquette, mais
sans publier d'interviews de professionnels. Lors d'une réunion,
je vois Charles, avec ses cheveux longs, sa barbichette et il
me montre ses dessins. Je crois d'ailleurs que je lui ai dit
que je trouvais que ça ressemblait beaucoup à Ralph Steadman,
que c'était très influencé. Quand je revois ça maintenant, je
trouve que ce qu'il faisait était pourtant bien meilleur que
ce que je faisais à l'époque. Mais j'étais le seul de l'équipe
à avoir publié professionnellement, je préparais un projet de
série pour Spirou et j'étais d'une prétention folle.
La série pour Spirou était une série sur scénario de
Jean-Claude de La Royère, une histoire de sorcellerie et le
rédacteur en chef Alain de Kuyssche (7),était intéressé à la vue du premier
épisode de 6-8 pages. Manque de chance, il a été viré et remplacé
par Philippe Van Dooren qui n'a pas repris la série (les planches
originales ont d'ailleurs été perdues). A ce moment-là, j'en
ai eu marre et je me suis replongé dans les Arts Déco. C'est
Charles qui, quelque temps après, trouvant bête que je m'arrête
m'a proposé un scénario. Je n'avais plus rien à raconter, alors
j'ai accepté...Et c'est ainsi que nous avons commencé à travailler
ensemble. Pour la petite histoire, lorsque Aïe s'est
arrêté, de la Royère était en contact avec Gotlib car Fluide
Glacial était éventuellement intéressé par certaines bandes
dessinées du défunt journal mais je n'y suis allé que 4 ans
plus tard après ma rencontre avec Charles !
Finalement, c'est à cause de vos échecs successifs que vous
êtes parvenu à réussir le tandem Dupuy-Berbérian, et non le
résultat d'une stratégie concertée...
Je crois que j'avais la trouille d'aller voir Fluide Glacial.
A l'époque, en 1980, je n'avais jamais encore démarché auprès
des journaux, on était toujours venu me chercher, et c'était
une position beaucoup plus confortable, car finalement on a
toujours peur de se prendre une claque en allant proposer ses
services. La preuve, la première fois que j'ai essuyé un refus
(Spirou) j'ai eu envie de tout arrêter. Heureusement,
depuis, j'ai bien changé et je suis devenu plus persévérant.
A vos début de travail en tandem, Charles Berbérian semble
intervenir comme scénariste, il y avait donc bien un scénariste
et un dessinateur distinct ?
Non. En fait, il m'a proposé un scénario et je lui ai dit que
c'était plutôt une histoire pour lui compte tenu de son style
de dessin. En fait, je me faisais tirer l'oreille pour refaire
de la bande dessinée. Alors on a décidé de la dessiner à deux.
On trouvait l'idée amusante, sans chercher plus loin. On a bien
dû mettre six mois pour faire les six planches qui ne sont jamais
parues. Lorsque je revois ces pages aujourd'hui, je distingue
encore très nettement les différences de style de chacun. On
s'était réparti les différents personnages mais déjà on commençait
à encrer le crayonné de l'autre, à expérimenter le pinceau ou
la plume. Le résultat tenait debout, mais l'histoire était incompréhensible.
Néanmoins, sûrs de nous, nous avons décidé d'aller ensemble
voir les différentes rédactions. A Circus nous avons
rencontré Henri Filippini. Il nous a dit que nous avions des
problèmes de vision, que Charles devrait changer de lunettes.
Puis, il m'a pris à l'écart et m'a glissé "Je suis ce que
vous faites, pour PLG et tout ça, il ne faut pas travailler
avec lui, ce que vous faisiez avant tout seul était bien mieux".
Charles n'a pas changé de lunettes et moi j'ai gardé mon Berbérian.
A Pilote & Charlie, nous avons vu Philippe Mellot.
Il a pris les pages, et a disparu dans une pièce à côté. On
l'entendait rire "Ah ah ah, Cul, seins, Ah ah ah..."je
ne crois pas qu'il lisait ce qu'on avait apporté. La Grande
époque de Pilote & Charlie. Bref, on est partis,
écurés. Chez (A Suivre), c'est Jean-Paul Mougin
nous a reçus. Lui nous a dit la seule chose censée, c'est que
l'histoire était illisible, et qu'elle ne fonctionnait pas (ce
dont nous nous sommes rendus compte très vite),etc. En fait,
la chose positive était que personne (à part Filippini) nous
avait reproché de travailler ensemble, et du coup nous nous
sommes immédiatement attelé à autre chose, de plus modeste:
2 pages pour PLG, en hommage à Hergé. Je crois que c'est
à peu près à cette période que nous avons appris que les Humanoïdes
Associés avaient un projet de revue d'humour: Rigolo.
Nous sommes allés voir Manuvre qui nous a expliqué qu'ils
voulaient faire des numéros à thème: "travaillez donc sur
celui des premières fois". Alors on a fait l'histoire du
chien et du cambrioleur (Première Nuit d'amour), et Manuvre
nous dit que c'était pas mal, mais il ne l'a pas prise et finalement
on l'a passée dans PLG. En revanche, Manuvre nous
a pris une autre histoire, Le Noël de Léon qui l'avait
fait beaucoup rigoler. Il fallait juste ajouter de la trame
et quand on est revenus la livrer, il ne nous a pas reçus. Il
avait oublié cette histoire et de toutes façons ne la trouvait
plus drôle du tout ! Alors, on l'a passée dans PLG !
Nous avons finalement déposé un dossier chez Fluide Glacial
sans trop y croire. Fluide restait le seul journal dans
lequel j'avais envie d'être à l'époque à part les journaux des
Humanos, dont on se sentait plus proche graphiquement. Ils se
sont montrés intéressés. Nous avions une histoire crayonnée
qui leur plaisait, Skiller. Elle faisait 3 planches;
Ce n'est pas la première parue car ils avaient besoin d'un 4
planches alors on a fait Amiprix qui est passé en premier.
Tout devenait génial.
Etiez-vous fier d'être alors publié professionnellement chez
Fluide Glacial ?
Ah oui. C'était la première fois que l'on était publiés ensemble
dans un vrai gros journal. Surtout qu'à l'époque, dans Fluide,
il y avait Edika, Goossens, Gotlib, Binet, des tas d'auteurs
que nous admirions. En fait, c'est Gotlib qui nous avait repéré
en examinant notre dossier déposé à la Rédaction.
A partir de ce moment (mars 1984), vous allez collaborer
très régulièrement à Fluide durant près de 4 ans.
Du coup, le fonctionnement de notre travail à deux s'est mis
en place très rapidement, on a commencé à aller plus vite, et
cela devenait possible d'être publiés régulièrement. La technique
de Fluide, lorsqu'on y débute c'est de servir de bouche-trou
quand un auteur régulier est en retard pour livrer ses planches.
Or, dans notre cas, le départ de Coucho a accéléré les choses.
Les petits nouveaux de l'époque, étaient Thiriet et nous. Nous
avions fourni plus de matériel que lui, et donc nous avons remplacé
Coucho en fournissant un récit complet par mois.
Est-ce que le fait d'être régulièrement publié vous permettait
à l'époque de vivre de la bande dessinée ?
Non, nous étions payés une misère, ce qui a toujours été un
problème à Fluide (ceci dit sans méchanceté). Je ne sais
pas comment ça se passe exactement aujourd'hui, mais en 1984,
nous étions payés 700 F la page, à se partager en 2 !
Vous aviez 24 ans, viviez-vous chez vos parents ?
Je n'y étais plus, depuis un moment. On a donc d'essayé d'avoir
des petits boulots d'illustration à droite et à gauche. Charles
réalisait des travaux alimentaires méconnaissables... C'est
l'époque où le projet d'un album avec Magic-Strip s'est mis
en place. Nous aimions beaucoup leur travail, notamment la collection
Atomium, son format, son concept et nous leur avons proposé
un projet.
Dans les années 80, Magic-Strip avait une très bonne réputation
auprès des jeunes auteurs, au niveau d'éditeurs comme Futuropolis
et les Humanos.
Justement, dans cette collection, il y avait des auteurs comme
Chaland, Serge Clerc, Cornillon, Colman, Foerster, Torres...
Comme avec Charles, nous apprécions beaucoup la période des
années 20, et que les courants artistiques de cette époque correspondent
bien aux concepts de la collection Atomium (nostalgie, etc.)
nous avons décidé de situer notre histoire à cette époque. Les
frères Pasamonik ont accepté le projet et voilà Petit Peintre.
C'est lorsque l'album a été terminé que le problème Coucho/Fluide
est survenu et que l'on a commencé à publier régulièrement dans
Fluide, tout s'enchaînait parfaitement.
La publication de Petit Peintre vous permet en plus de vous
faire remarquer par l'ensemble de la profession, l'album recevant
un accueil critique des plus favorables.
Il y a même encore des gens pour dire que, ce serait le meilleur
album que nous n'ayons jamais fait et que nous ne ferons jamais
mieux !...Merci !
L'album est sorti en librairie début 1985. Vous a-t-il apporté
d'autres contacts et vous a-t-il encouragé à continuer à travailler
ensemble ?
A partir de ce moment-là, nous n'envisagions plus de travailler
autrement qu'ensemble. Les choses se sont faites sans que l'on
s'en rende compte. Petit Peintre nous ouvrait surtout
des portes auprès d'autres auteurs, notamment Chaland qui nous
a dit qu'il avait apprécié l'album, on commençait à se sentir
un peu moins seul dans notre coin. En revanche, commençait à
se mettre en place un truc pervers qui nous suit toujours aujourd'hui:
Lorsque Petit Peintre est sorti, nous étions aussi tous
les mois dans Fluide Glacial dont le lectorat est vaste.
Paradoxalement, des tas de gens connaissaient notre premier
album mais ignoraient totalement notre travail pour Fluide.
Et l'inverse aussi était vrai. Comme s'il s'agissait de travaux
réalisés par des personnes différentes. Alors que pour nous,
notre travail dans Fluide n'est pas très différent de
celui pour Petit peintre, il est simplement adapté au
support. Et cette situation nous poursuit encore aujourd'hui;
des gens lisent les albums de M.Jean en ignorant l'existence
des albums d'Henriette. En fait, je crois que le public de bande
dessinée est très cloisonné. Ce n'est pas dû au fait que l'on
ai un dessin très différent dans l'un ou l'autre cas, c'est
le fait que chaque support a des lecteurs bien définis. A une
échelle différente, ça a été la même chose avec Giraud/Moebius.
Graphiquement, vous évoluez de façon spectaculaire, avec
notamment le passage de la plume au pinceau et l'abandon de
la trame pour le lavis.
Je crois que cette évolution ne plaisait pas trop à Diament
il trouvait que notre dessin devenait "branché". En
même temps, elle venait de ses reproches sur le manque de lisibilité
de notre graphisme. On s'est rendu compte à travers les publications
successives et les réactions des gens que nos premières histoires
étaient illisibles, que les lecteurs avaient du mal à rentrer
dedans. En même temps, on regardait beaucoup ce que faisaient
Chaland et Serge Clerc et on s'est aperçus que le pinceau amenait
du dynamisme, graphiquement, cette élégance du trait nous plaisait.
On s'est lancés et on a abandonné progressivement la plume.
Le passage de la trame au lavis, c'est pareil. On avait envie
de rendre des ambiances, comme à Fluide il n'y a que
du noir et blanc, on a commencé par mettre des trames. En voyant
les lavis utilisés par Goossens, on a trouvé que la trame donnait
un résultat trop froid. Alors, on s'est nous aussi mis au lavis.
Maintenant, dans le couple Dupuy-Berbérian, tout semble amalgamé,
mélangé, mais était-ce déjà le cas à ce moment ?
C'est surtout avec Petit Peintre, premier projet d'ampleur,
qu'il a fallu trouver une méthode qui permette de maîtriser
le tout. Avant de réaliser l'encrage de l'album, on a esquissé
l'ensemble, découpé les planches, double page par double page
avec tous les cadrages indiqués. On s'est aperçu qu'à partir
des ces esquisses, l'autre pouvait faire le crayonné et modifier
éventuellement ce qu'il voulait tout en respectant l'ensemble.
Depuis, toutes nos histoires ont été dessinées 2 fois, découpées
une première fois au format des pages, en esquisses vraiment
précises et ensuite crayonnées définitivement.
On imagine les heures de discussions et de conversation mutuelles
que cela suppose.
On se voit presque tous les jours. Par exemple pour notre prochain
album; (Les Femmes et les enfants d'abord), le thème
vient des reproches qu'on nous a fait concernant l'absence de
femmes dans les précédents albums. Monsieur Jean est célibataire
et pourtant nous avons laissé jusqu'à maintenant dans le flou
ses relations avec les femmes. Il a trente ans, ses copains
sont mariés, ont des enfants, il doit réagir à tout ça. Et puis,
Charles et moi, nous avons eu chacun des enfants entre-temps,
on a donc envie d'aborder certains sujets qui nous touchent.
Chacun a noté des idées, on en a parlé longtemps en essayant
de les réunir entre elles. On ressasse les histoires en imaginant
tous les personnages qui doivent y figurer, et la trame se met
en place. Ensuite, chacun écrit le scénario comme il le souhaite
et l'autre le lit ensuite c'est dessiné tel quel soit c'est
réécrit mais cette méthode est plutôt longue. Le premier M.Jean
recueillait des histoires courtes disparates, le troisième sera
plus une grande histoire composé de plusieurs récits qui s'enchaînent
sans qu'il soit possible de les intervertir.
Il vous est arrivé à vos débuts de travailler dans le même
atelier ce qui n'est plus le cas aujourd'hui.
A l'époque de Fluide, on travaillait ensemble, chez
l'un ou chez l'autre selon là où il y avait le plus de place
en fait.
Parallèlement à votre travail pour Fluide Glacial, vous avez
aussi réalisé un portfolio d'un genre un peu particulier puisqu'il
s'agit d'un travail à partir d'une collection de Chantal Thomass.
Une chose très importante s'est passée à cette époque, c'est
la rencontre avec d'autres dessinateurs déjà reconnus, Chaland,
Serge Clerc, Loustal qui ont d'ailleurs tous une activité d'illustrateur
en plus de la bande dessinée. Il y a eu aussi les présences
d'Avril et de Petit-Roulet. Avril avait encore des projets de
bande dessinée, mais il travaillait déjà pour la publicité.
Il avait un agent et nous nous sommes rendu compte que c'était
la bonne approche dans ce domaine. On s'est donc dit que cela
allait être long avec la bande dessinée, et qu'il fallait profiter
de nos deux personnalités pour explorer d'autres domaines notamment
l'illustration. Si on peut difficilement changer de style dans
un album de bande dessinée, l'illustration permet de faire plus
facilement des expériences graphiques.
Quel a été votre premier boulot de publicité ?
Je crois que c'est un boulot hallucinant pour un type qui faisait
des appareils de chauffage (un ami du père de Charles) et pour
lequel nous avons réalisé entièrement une plaquette avec illustrations,
maquette, typo etc... on a été payé 7000 F, c'était génial,
on n'y croyait pas... Un jour, débarque un "jeune gamin"
de Bordeaux, Michel Lagarde, qui nous propose de faire un portfolio
en sérigraphie. Nous étions évidemment d'accord sur le principe
mais nous n'avions aucun dessin qui convienne. A l'époque il
y avait inflation de portfolio et d'images sérigraphiées. Il
fallait trouver avant tout une bonne idée qui fonctionne à elle
seule. On ne pouvait imaginer vendre un tel objet, coûteux sur
notre seule signature qui était de toutes façon inconnue. On
s'est souvenu des portfolios de dessins de mode publiés dans
La Gazette du Bon Ton dans les années 20, une ambiance
que l'on voulait encore explorer après Petit Peintre.
Culottés et inconscients comme nous l'étions, nous avons décidé
d'illustrer une collection contemporaine d'un créateur de mode.
Nous avons contacté Thierry Mugler et Chantal Thomass et même
Christian Lacroix, qui était encore à l'époque le styliste de
Patou. Nous avons eu très vite un accord de principe de Muggler
et de Chantal Thomass. Nous ne sommes donc jamais allés voir
Lacroix... Notre choix s'est porté sur Chantal Thomass, nous
sentant plus proches de son univers. Cela s'est très bien passé
et le portfolio s'est miraculeusement vite épuisé.
Pensez-vous que le fait que soit marqué Chantal Thomass sur
la couverture y était pour quelque chose ?
Oui, mais de toutes façons si elle n'avait pas été contente
du résultat, elle s'était gardé le droit d'empêcher la sortie
de l'objet. Elle a même été d'accord de faire la préface, et
elle en a offert à des journalistes de mode. Je crois que nos
dessins lui ont plu.
Ce portfolio fut donc une bonne carte de visite pour des
travaux de publicité et d'illustration ?
Oui, excellente même. Nous avions entendu parler de Valérie
Schermann comme agent d'illustrateurs, elle a accepté de nous
prendre à l'essai, et comme nous nous sommes bien entendus,
cela dure encore... Nous sommes amis.
Les premières histoires que vous publiez dans Fluide Glacial
sont les histoires du trio Red-Gégé-Basile reprises en album
sous le titre Graine de Voyou. On peut penser qu'il s'agit du
début d'une série et en fait on voit bientôt apparaître une
nouvelle héroïne, Henriette et son Journal dont vous aviez fait
une première version avant de connaître Charles. Quelles fut
le genèse de ce personnage marquant ?
Je suis passionné par les journaux intimes. Le fait que l'on
fasse un journal avec Charles vient de là aussi. Quand j'étais
jeune, au lycée, j'avais des amies qui tenaient des journaux
intimes, et ça m'intriguait. Quand j'ai d'abord créé Henriette,
je l'imaginais déjà pour Fluide Glacial, j'avais l'idée
de cette petite fille grosse et moche qui tient un journal ce
qui lui permet d'avoir une vie intérieure intense. J'avais juste
crayonné 2 ou 3 pages sans jamais montrer ce projet à Fluide.
J'avais notamment dessiné une scène où l'on voyait Henriette
dans sa chambre avec son père qui arrivait à côté d'elle pour
lui parler et elle sort de son cartable une truelle et des briques
et commence à monter un mur de briques entre son père et elle.
L'histoire finissait par un plan large avec Henriette et son
père de chaque côté du mur, silencieux. Charles avait vu ces
planches, et après Graine de Voyou, il m'a proposé de
reprendre Le Journal d'Henriette juste pour une histoire.
Quand Graine de Voyou est sorti, personne ou presque
n'en a parlé, tout le monde semblait s'en foutre. Mais à Fluide,
régulièrement des gens parlaient à Diament de l'histoire d'Henriette
et de son Journal. Lui n'aimait pas ce personnage, mais comme
on se lassait de Graine de Voyou, il a finalement accepté
que l'on reprenne Henriette régulièrement.
Vos premières BD réalisées seul sont empreinte d'un humour
plutôt noir, complètement fou, assez proche de Goossens. Si
vous aviez continué seul Henriette que serait-elle devenue ?
Avant de rencontrer Charles, je me posais moins de questions
d'écriture, j'avais une idée et je la développais sans me demander
si elle était bonne, si on pouvait la raconter autrement. Charles
m'a beaucoup aidé à me poser des questions sur l'écriture d'un
scénario. Par exemple, au moment d'attaquer Petit Peintre,
il m'a raconté l'histoire et je lui ai dit tout de suite OK,
on y va comme ça. mais il a voulu chercher un contexte plus
spécifique, améliorer des détails, etc., à l'époque j'étais
complètement influencé par Goossens, son sens de l'absurde,
mais c'était au détriment de la construction des histoires.
Si j'étais allé directement à Fluide Glacial
avec ma première version d'Henriette, j'y aurai peut-être développé
un humour complètement différent et je considérerais que Charles
est un sombre idiot qui fait une bande dessinée de merde ! Ca
fait froid dans le dos...
Si Charles vous a apporté une réflexion sur la façon dont
vous construisez vos histoires, qu'avez-vous l'impression d'avoir
apporté à Charles Berbérian ?
Question horrible...
En vous lisant avant et après, on a l'impression que Charles
Berbérian aime avant tout raconter des histoires, et que vous
lui avez apporté un style plus graphique, plus esthétique.
Effectivement, nous avons au départ des préférences de ce type
et au contact de l'autre, chacun chez l'autre. Au départ, Charles
était vraiment tourné vers la bande dessinée pure et dure, raconter
des histoires, décoder des signes, des graphismes différents.
Je préférais quant à moi faire de l'illustration, du graphisme,
sans rapport spécifique avec la bande dessinée. Sur Petit
Peintre, par exemple, je pinaillais sur toutes les cases,
mais je me suis calmé depuis...
Pourriez-vous aujourd'hui faire du Dupuy-Berbérian tout seul
?
Non, ou alors peut-être, mais pas du meilleur. Car pour faire
le meilleur, il faut que chacun amène le meilleur de soi !
Arrive-t-il parfois que vous ne soyez pas d'accord ?
Le secret de notre longévité est d'avoir mis notre amour propre
dans notre poche. quand on est satisfait d'une histoire, que
l'on trouve que c'est ce qu'il y a de mieux, que ça ne peut
être autrement et qu'en face de vous, quelqu'un vous dit qu'il
n'aime pas, il y a 2 sortes de réactions: vous lui dites que
c'est un con et à ce moment-là, vous ne travaillez plus ensemble,
l'autre réaction c'est de se dire qu'il a tort et de chercher
à lui prouver pourquoi et vous n'y arrivez pas de lui demander
de vous prouver qu'il a raison. Bref, il faut savoir écouter
les arguments de l'autre et y réfléchir.
Dans un entretien, vous avez déclaré que tant que vous trouviez
que ce que l'autre propose est meilleur, alors votre travail
en tandem pouvait fonctionner.
Si chaque fois que Charles propose une idée, je trouve qu'elle
est mauvaise et que chacun reste sur sa position, alors ça ne
peut pas tenir. Mais ce genre de discussion n'arrive qu'une
fois tous les deux ans
Que pensez-vous du travail de Berbérian avec d'autres dessinateurs
(Avril, Minus, Aussel, Stanislas, Moynot), accepteriez-vous
de travailler sur l'un de ses scénarios sans y toucher ?
Ce sont des rapports scénariste/dessinateur...Moi, je serai
toujours tenté de lui proposer des variantes et de savoir ce
qu'il en pense.
Avez-vous parfois envie de refaire de la bande dessinée tout
seul ?
Pour le Journal d'un album , on est partis de l'envie
de faire une autre bande dessinée. Il se passe plein de choses
actuellement avec l'Association, des auteurs comme Menu, Trondheim,
Stanislas, Beauchard, Killofer. On a envie de faire des livres
plus long, de revenir au noir et blanc, et cette envie sera
concrétisée avec ce livre qui paraîtra en même temps que le
troisième album de M.Jean. On y racontera chacun de notre côté
et à notre manière tout ce qui se rattache à la préparation
de cet album. C'est-à-dire que nous ferons des chapitres à tour
de rôle. Je crois que nous avions besoin de cet exercice pour
retrouver nos marques et repartir pour une bonne longueur.
Vous sentez-vous plutôt un illustrateur qui raconte des histoires
en bande dessinée où un raconteur d'histoires qui illustre de
la bande dessinée ?
Ni l'un , ni l'autre. Quand je fais de la bande dessinée, et
que je dessine une case, elle doit être au service de l'histoire.
Si Monsieur Jean dit quelque chose de bête et plat, on fait
un gros plan sans chercher à faire un cadrage complètement fou
(au début, nous avions tendance à tomber systématiquement dans
ce piège).
En revanche, quand je fais une illustration, j'essaye de trouver
des directions graphiques précises je fais des choix essentiellement
visuels.
Pourquoi être partis de Fluide Glacial après 3 albums publiés
sans y publier le 3° Henriette, de façon assez brusque ?
Il arrive un moment où il faut savoir partir de chez ses parents.
Les raisons sont diverses, la première et la plus simple était
que Fluide était en noir et blanc et que nous voulions
de la couleur. La seconde était le rythme de parution mensuel
très astreignant, fou furieux, plus compliqué que de faire un
album par an. C'est douze histoires par an avec à chaque fois
un scénario différent, des gags, des chutes, c'est une bonne
Ecole, mais c'est de la folie... Nous étions épuisés. On avait
donc envie de faire une grande histoire en couleurs et cela
a été Klondike, un album sur lequel je ne m'étendrai
pas, mais qui est la grande histoire qui nous a fait partir
de Fluide, où nous n'avions plus le sentiment de pouvoir
évoluer.
Vous étiez pourtant totalement intégré à l'équipe de Fluide
Glacial.
Oui, mais nous avions le sentiment d'avoir fait le plein de
notre lectorat au sein de ce journal sans possibilité d'évolution,
un peu comme sur une voie de garage. Il faut avouer que l'on
se sentait plus proche de l'équipe et du public de Métal
Hurlant, avec des gens comme Margerin, Dod et Ben Radis,
Chaland, Loustal. Le départ de Fluide ne s'est pas très
bien passé, car ils n'ont pas bien compris que nous désirions
faire autre chose, de la couleur, un humour plus en demi-teinte.
Ils voulaient absolument que l'on continue Henriette, alors
quand on dessinait un épisode de Wagner avec son ton très référentiel,
ils ne comprenaient pas bien, on est donc parti. On n'a jamais
su ce qu'en pensait Gotlib. Quand on l'a revu par la suite,
il n'en a jamais parlé.
Vous travaillez donc pour les Humanoïdes Associés après un
court passage aux éditions Milan.
Les Humanos lançaient Frank Margerin Présente, un recueil
trimestriel de récits complets à thèmes et Didier Pasamonik
qui avait publié Petit Peintre et travaillait chez Hachette
nous a demandé de participer à ce recueil. Nous y avons rencontré
Frank Margerin, Vuillemin, Jean-claude Denis, Dodo et Ben-Radis.
Et là, surprise, ils connaissaient tous notre travail. Le thème
du premier recueil était la fête, j'ai repris une situation
que j'ai bien connu, j'ai écrit le scénario en 10 minutes, on
a dessiné l'histoire et Margerin l'a bien aimé. Cela nous a
permis de rentrer aux Humanos. José-Luis Bocquet, directeur
de collection aux Humanos nous a convaincu de continuer à faire
M.Jean et nous avons sorti l'album peu après. C'était la première
fois que nous pouvions faire une couverture comme nous le voulions.
Maquette, couleur et typo que nous souhaitions, c'était génial.
Il faut dire que chez Fluide ce genre de choses est impossible.
Il y a des couvertures de nos albums parus chez Fluide
dont je ne suis pas fier (surtout le tome 2 d'Henriette).
M.Jean, l'Amour, La Concierge sort en librairie et l'album
est plutôt bien accueilli par la critique et le public.
Oui. Alors que notre précédent album (Klondike) était
passé totalement inaperçu. Ce qui est terrible lorsqu'on change
d'éditeur c'est que l'on a le sentiment de repartir à zéro,
c'est comme si on devenait de nouveaux auteurs, les libraires
ne font pas le lien avec les albums précédents puisque ce n'est
pas la même série...
Ces dernières années, vous avez aussi réalisé en collaboration
avec Camille Saféris, trois livres illustrés pour lesquels vous
apparaissez comme coauteurs, Le manuel des Célibataires, Le
manuel des Premières Fois, Les Vacanciers. Est-ce un prolongement
à M.Jean en illustrations ?
Un peu...Le cas des Vacanciers est un peu particulier,
nous nous étions mis d'accord sur le principe d'un livre illustré
dont nous aurions aussi écrit les textes. Lorsque le projet
a été lancé, Hors Collection a voulu le bouquin très vite pour
le sortir en juin avant les vacances. Cela représentait un gros
boulot et cela n'était pas possible de tout faire dans les délais,
comme ils refusaient de repousser la sortie, nous avons demandé
à Camille Saféris d'écrire les textes en fonction de nos dessins.
Le résultat est ce qu'il est, un certain nombre de choses ont
dérivé et nous ne sommes pas complètement satisfait, notamment
parce qu'à un moment donné des illustrations ont été faites
d'après les textes et non l'inverse comme c'était prévu, ce
qui a perverti le principe. Cela dit, nous allons ressortir
une édition de ce livre à la rentrée sous une forme différente
en sélectionnant les 50 meilleurs dessins sans texte. Ce sera
édité en sérigraphie chez Cornélius, imprimé sur un beau papier
non relié, présenté dans un coffret et ça s'appellera En
Vacances. C'est le premier objet de ce type que l'on fait
depuis le portfolio Chantal Thomass.
Au fil des ans, vous vous diversifiez de plus en plus avec
vos activités en bande dessinée, en illustration pour la presse
et le livre, la publicité. Vous avez même publié un petit livre
fort attachant intitulé Le Chat Bleu chez Comixland.
Ce petit bouquin, c'est un pur plaisir d'auteur. Celui de dessiner
des filles avec un chat qui se promène autour.
Parallèlement au livre, vous avez développé une activité
considérable dans la presse pour jeunes, de Bayard à Fleurus
ce qui peut être interprété comme une entorse à une carrière
d'auteur sans compromis "alimentaires".
Effectivement, cela peut paraître comme du travail alimentaire
mais on ne l'aborde pas de cette manière. A partir du moment
où nous avons accepté de faire un travail, nous cherchons à
trouver l'angle où c'est intéressant de le traiter. Notre style
de dessin fonctionne bien sur plusieurs tranches d'âge, les
enfants, les adolescents et les adultes avec M.Jean. D'ailleurs
j'aimerai aborder un sujet qui me tient à coeur, c'est la façon
dont un éditeur fait un livre. Il y a une chose qui nous gêne
dans les albums de M.Jean c'est qu'ils sont publiés sous la
même forme qu'un album de Boule et Bill par exemple, alors qu'ils
ne s'adresse pas du tout à la même tranche d'âge. J'ai le sentiment
que cela crée une confusion, un malentendu quant au lecteur
à qui le livre est destiné. De mon côté, je me pose des questions
sur mon travail: dois-je faire évoluer mon dessin pour être
davantage en phase avec mon propos, mon récit ?... Alors j'attends
aussi d'un éditeur qu'il aborde de son côté le même type de
réflexion. Je ne comprends pas pourquoi, au moment où la bande
dessinée va mal, des éditeurs ne se posent pas plus de questions
sur les albums qu'ils éditent. Nous, auteurs leur en parlons
régulièrement, mais j'ai l'impression qu'ils nous écoutent d'une
oreille distraite du genre: votre avis nous intéresse mais vous
ne savez rien. Cela commence tout juste à évoluer, par exemple,
Le Journal d'un album qui est un livre atypique pour
un éditeur traditionnel n'était pas prévu initialement pour
Les Humanoïdes Associés, et finalement ils ont bien voulu le
sortir de la façon que nous souhaitons. En fait, ce que je reproche
aux éditeurs de bandes dessinée, c'est de ne pas faire que des
albums de BD à un format standard, un nombre de pages identique
etc. Un éditeur adapte le format, la pagination, le papier et
la couverture au manuscrit accepté. En bande dessinée, il y
a grosso modo 2 formats: grand pour adulte, petit pour enfants
et 2 nombre de pages (le plus courant 46, ni plus ni moins)
on dirait que la cohérence entre le fond et la forme n'est pas
une préoccupation voire même que le problème ne se pose pas.
Comme si c'était une idée absurde. Mais bon ! Il paraît que
ce sont les habitudes du public qui sont difficiles à bouleverser...Mais
aussi celles des libraires. Quand Futuropolis a sorti la Collection
X au petit format à l'italienne la réaction des libraires a
été de craindre qu'ils se les fassent voler... Comme si les
librairies de littérature générale se faisaient piller leur
stock de livres de poches ! (c'est un argument que je ne comprend
pas). Cela ne veut pas dire que je n'ai plus envie de faire
un album cartonné couleurs de 46 planches, mais cela veut dire
que je veux pouvoir faire autre chose. Et pour M.Jean, il faudrait
peut-être changer la forme pour qu'elle soit plus en adéquation
avec l'intérieur.
Ce que vous dites rejoint l'expérience de Spiegelman avec
Maus.
Quand j'ai donné aux éditeur le contre-exemple que représente
Maus, on m'a dit que ce cas était une exception, qu'on
ne retrouverait pas cela 2 fois. Pourtant, à la FNAC, ils ne
voulaient pas vendre les livres de l'Association, et quand Slaloms
de Lewis Trondheim est sorti ils ont bien voulu en prendre 4
, puis une quinzaine et maintenant ils appellent régulièrement
pour avoir aussi les autres livres de l'Association; ils se
sont rendu compte qu'il y avait aussi un public pour ce genre
de bande dessinée. Autre exemple, les éditeurs français de bande
dessinée ont la trouille des éditeurs japonais de leur façon
d'éditer, de l'écho favorable qu'ils ont rencontré auprès des
auteurs français... C'est anormal, on doit pouvoir aussi en
France faire des livres de plus de 50 pages en noir et blanc
tout en maîtrisant les contraintes et les coûts de fabrication.
Casterman édite depuis de nombreuses années de albums de
plus de 50 pages...
C'est vrai, mais je regrette qu'ils aient abandonné la petite
collection où l'on pouvait notamment lire La Vache de
Johan de Moor, dont le format convenait bien mieux que le format
traditionnel.
Selon vous, le résultat final d'un album n'est pas toujours
adapté au contenu ?
J'estime qu'il n'y a pas assez de travail sur la conception
des albums il y a sûrement des choses qui doivent bouger au
niveau des auteurs, des éditeurs, mais aussi de la diffusion
et des libraires. Penser autrement pour toucher un public différent
! Plusieurs auteurs - Loustal, Jean-Claude Denis, Baru, Baudoin
- ont des projets où travaillent déjà pour des éditeurs japonais
et c'est l'occasion pour les éditeurs français de réfléchir
pour reconquérir le public adulte. Le phénomène commence auprès
des petits éditeurs avec les livres de Lewis Trondheim, de Pinelli,
d'Autheman, de Mattotti, les comics de Cornélius. On regrettera
surtout l'absence de Futuropolis et la frilosité de Casterman
qui avait commencé dans cette voie.
On a le sentiment que vous êtes frustrés et que vous attendez
de la part des éditeurs un véritable effort dans ce sens ?
C'est une des raisons qui peut m'amener à arrêter de faire de
la bande dessinée, si les choses n'évoluent pas dans ce sens-là.
J'aurai toujours le sentiment d'être le cul entre deux chaises.
C'est parfois frustrant de lire un album de bandes dessinées
en 20 minutes, au moins avec Maus on en a pour des heures,
surtout en version originale vu l'état de mon anglais !
Avez-vous envie de faire un jour de la peinture, à l'instar
d'Avril ou Götting ?
J'ai surtout envie de dessiner en grand format. Ce que font
Avril et Götting me donne évidemment envie, mais d'un autre
côté je ne crois pas que l'on puisse décider comme ça de faire
de la peinture. Il y a deux choses à distinguer: faire en grand
des images, ce qui ne veut pas forcément dire faire de la peinture.
Pour moi, faire de la peinture cela veut dire travailler avec
la lumière, les masses et ça, je ne sais absolument pas si j'en
suis capable. Ceci dit, l'expérience de travailler en grand
format me tente pour le côté physique de la chose...
Que pensez-vous justement de l'évolution graphique d'auteurs
de votre génération comme Avril ou Götting ? En ce qui vous
concerne quelles sont vos références et vos influences en matière
de peinture ?
Avec Charles, nous avons fait des pastels dans ce qui pourraient
être des format de toiles, mais pour moi c'est resté de l'illustration.
En voyant la démarche vers la peinture d'autres auteurs de BD,
on se sent moins insouciant pour se jeter dedans. De notre groupe
d'amis (Götting, Avril, Petit-Roulet, Clerc) nous sommes les
seuls - avec Loustal - à faire encore de la bande dessinée.
Je ne connais pas la raison exacte de leur volonté d'arrêter
de faire de la bande dessinée, chacun a ses propres motivations,
je pense que la bande dessinée représente un travail de longue
haleine, assez fastidieux pour un résultat pas toujours gratifiant.
Il faut dire qu'aujourd'hui encore, l'auteur de bande dessinée
trimballe une image de merde avec lui, j'ai l'impression qu'il
y a quinze ans, c'était mieux; avec les conneries qu'ont faites
certains éditeurs à publier tout et n'importe quoi on est arrivé
à ce résultat que je juge désastreux, tout est à refaire. Quand
on voit la sincérité des albums qu'ont réalisé Avril ou Götting
et la gratification qu'ils en ont reçue, on comprend qu'ils
aient arrêté. Quand à moi, je crois que si Charles n'avait pas
été là, j'aurai arrêté.
Estimez-vous, comme on le répète rituellement année après
année, qu'il est plus difficile pour un jeune auteur de débuter
aujourd'hui qu'à l'époque où vous avez démarré ?
Je ne sais pas. Il y a des jeunes auteurs qui parviennent à
sortir un premier album qui se vend à 50 000 exemplaires, à
l'inverse, d'autres ont beaucoup de mal. C'est une banalité
! S'il n'est pas difficile d'être reconnu professionnellement
aujourd'hui, il est sans doute plus difficile de l'être commercialement
parlant.
Les Récompenses et les Prix qui vous ont été attribués ont-ils
eu une quelconque influence sur votre succès ?
Aucune. C'est juste un reflet amplifié d'une certaine côte que
l'on a auprès de la profession, le lecteur moyen s'en fiche.
Attention, Angoulême n'est pas Cannes ! Finalement, le milieu
de la bande dessinée est tout petit, la preuve, je lis très
peu de bandes dessinées et pourtant je parviens à savoir qu'il
se passe des choses intéressantes aux USA et au Canada par exemple.
La publicité traverse depuis quelques années une grave crise
économique, et plusieurs illustrateurs réputés qui demandaient
des prix prohibitifs ont vu leurs commandes baisser car on a
vu apparaître des auteurs inconnus aux styles semblables. ne
craignez vous pas votre style identifiable devienne un jour
totalement hors de mode où soit copié.
Il ne faut pas se mettre à dessiner d'une façon ou d'une autre
dans l'espoir de faire de la publicité. Prenez l'exemple de
Götting, Valérie Schermann qui est aussi son agent avait du
mal à convaincre les agences, mais elle a fini par l'imposer
et sans que celui-ci ne se trahisse. Il faut rester sincère,
et si en plus on a une carrière d'auteur à côté, alors on viendra
vous chercher pour vous-même.
Parvenez-vous à équilibrer vos diverses activités, bande dessinée,
publicité et illustration ?
Nous avons un agent qui croit à cet équilibre, si on se mettait
à ne plus faire de bouquins, elle ne nous garderait pas.
Vos revenus sont-ils proportionnels au temps passé sur chacune
de vos 3 occupations ?
Pas du tout. Les 3/4 de nos revenus représentent le quart de
notre travail. Quand nous travaillons sur un album, nous sommes
obligés de refuser certaines propositions en illustration ou
en publicité, ce qui n'est d'ailleurs pas facile !
Pourquoi ne pas envisager, pour répondre à toutes ces demandes,
de créer un studio Dupuy-Berbérian ?
Non, parce que cela ne nous amuserait pas de travailler ainsi.
Et puis, après tout, Charles et moi, c'est le studio idéal !
|