Propos recueillis à Paris le 26 mars 1994 par Philippe Morin, Dominique Poncet en présence de Pierre-Marie Jamet.
(Dossier DUPUY & BERBERIAN, PLG n°30)


Philippe DUPUY


PLG: Votre dernier album de bandes dessinées est sorti en Août 1992 (Les nuits les plus blanches de M.Jean), nous sommes en 1994, et toujours pas de nouvel album. Quelles en sont les raisons, l'envie d'arrêter la bande dessinée ?

PhD: Non, le prochain album - si tout va bien - est prévu pour la fin de l'année. C'est vrai que l'on n'a jamais attendu aussi longtemps entre deux albums. Mais c'est juste un problème de conjoncture et non de désaffection vis-à-vis de la bande dessinée. Il est vrai que certains de nos amis se sont dirigées vers d'autres horizons que ce soit par désintéressement ou pour d'autre motivations.
Notre cas est différent, si nous n'avons pas publié d'album depuis 2 ans, c'est parce que nous ne faisons pas que de la bande dessinée. Nous sommes beaucoup sollicités pour des travaux d'illustration, de presse et de publicité par exemple, et les flottements actuels du monde de la bande dessinée créent un climat peu favorable à l'écriture d'un album. De toutes façons, il nous est difficile d'enchaîner album sur album. Quand nous en finissons un, cela représente tellement d'énergie, d'investissement qu'il nous faut nous ressourcer, se mettre en vacances de la Bande Dessinée en quelque sorte. Nous mettons à profit ce temps pour laisser mûrir de nouvelles idées, de nouveaux scénarios. Une année n'est parfois pas de trop.

C'est étonnant: cela
signifie que vous ne travaillez pas en parallèle sur des travaux de commande (illustration, presse et publicité) et sur des travaux personnels (bande dessinée) ?

En général, on commence en parallèle, mais comme nous intervenons dans plusieurs domaines, pour mener tout de front y compris l'écriture d'un scénario d'un album de bandes dessinées c'est un peu difficile !
J'ai personnellement beaucoup de mal à écrire un scénario si je dois m'interrompre un jour sur deux. J'ai donc besoin de me bloquer une semaine entière et ne faire pratiquement que ça. Pour l'illustration et la publicité, nous arrivons à mener un certain nombre de travaux de front, sans problème. Pour l'album que nous sommes en train de faire (Mr Jean, les femmes et les enfants d'abord) si nous voulons le finir un jour, il faut savoir refuser certaines propositions. Heureusement, Valérie Schermann - notre agent (1) - attache beaucoup d'importance à notre travail d'auteur, et ne nous pousse pas à une superproduction publicitaire. Mieux, elle sélectionne avec nous les campagnes publicitaires les plus en phase avec ce travail.
Evidemment, c'est dans ces moments-là qu'arrivent des propositions que l'on ne peut pas refuser, comme par exemple ce film publicitaire en animation pour Bonux. C'était l'occasion rêvée de voir nos dessins bouger. Il y a aussi Alain Chabat des Nuls (2) qui nous a demandé de lui dessiner un story-board pour le film publicitaire Orangina qu'il a réalisé. C'est ainsi que petit à petit, le retard avec la bande dessinée s'accumule et que 2 ans s'écoulent.

Ne croyez-vous pas qu'à moyen terme cela peut devenir un piège et vous amener à arrêter la bande dessinée ?

Ce n'est pas un piège, au contraire d'ailleurs: compte tenu de la situation actuelle de la bande dessinée qui n'est pas très gaie, prendre de temps en temps un peu de recul permet de rester plus serein. Quand on ne fait que ça, toute l'année, on doit avoir un peu les nerfs à vif. Notre avantage est de se sentir plus motivé quand on commence un album. Quand on s'y remet, c'est qu'on en a vraiment envie.

Parallèlement à la préparation de ce troisième album de M.Jean, vous travaillez aussi sur un livre qui racontera en bandes dessinées la préparation de cet album de M.Jean. Pouvez-vous nous en dire plus ?

C'est une expérience. Le titre de ce livre sera Le Journal d'un album. Les deux livres sortiront ensemble, pour prouver que l'on ne s'éloigne pas de la bande dessinée, bien au contraire. Il s'agit de deux choses totalement différentes mais complémentaires. Je ne sais pas quel résultat ce Journal donnera, ce sera un tirage assez faible, réalisé avec le concours du Centre National du Livre qui devrait sortir aux Humanoïdes Associés. Il parlera de bande dessinée, des problèmes rencontrés pendant l'élaboration du 3ème M.Jean, des thèmes qui nous sont chers, de nos démons intérieurs, des amis, des femmes et des enfants (d'abord), de conneries aussi...

Vous donnez l'impression de considérer la bande dessinée comme un petit plaisir auquel vous vous consacrez après avoir pu vous garantir professionnellement un espace de liberté... Est-ce la réalité ?

La bande dessinée n'est pas notre violon d'Ingres, cela reste vraiment notre activité centrale, la colonne vertébrale de notre travail. Tout ce que l'on fait en illustration en est issu. Bien sûr, la bande dessinée ne représente pas 90% de notre temps de travail, ni 90% de nos revenus, nous ne sommes pas des auteurs qui vendons des tonnes d'albums. Mais c'est à la fois notre passion et ce qui nous dirige. Il est vrai que Charles et moi sommes très indépendants par rapport à la bande dessinée. Nous ne sommes pas obligés de sortir album sur album pour vivre, et ceci nous rend également assez indépendants vis-à-vis des éditeurs. Nous pouvons choisir notre éditeur par goût, par affinités et non par besoin ou pour un quelconque enjeu. Et c'est réciproque. Ce qui nous importe avant tout, c'est de pouvoir réaliser les livres que l'on a eu envie de faire. Tant que c'est possible, je ne vois pas pourquoi nous nous passerions de ce luxe !

Pour en arriver à ce statut particulier, privilégié (qui laisse sans doute rêveur plus d'un jeune débutant), vous avez travaillé d'arrache-pied pendant près de 15 ans en suivant un itinéraire atypique. Quel est votre premier souvenir de publication ?

Le premier ? Non, pas de véritable souvenir (ce doit être un signe de vieillesse). Je pense que ce doit être le fanzine Tresadenn ou Iriakhan.

Tresadenn en 1977. Vos débuts justement sont exemplaires: vous êtes né en 1960 et à 17 ans, par rapport à vos camarades de l'époque qui publient comme vous dans les fanzines, on remarque aisément votre style par sa maturité et sa maîtrise graphique et narrative largement supérieure à la moyenne. A cette époque (plus qu'aujourd'hui) les jeunes auteurs qui prétendaient vouloir faire de la bande dessinée ne savaient pas toujours raconter des histoires ni même parfois les dessiner !

Merci pour la brosse à reluire !

Mais comment est venue cette maîtrise, avez-vous lu beaucoup de bandes dessinées étant enfant, ou bien était-ce inné ?

Mon itinéraire est assez différent de celui de la plupart des autres auteurs que je connais. Tous les auteurs de ma génération lisaient enfants Spirou ou Tintin. Au départ, autant que je me souvienne, je lisais Mickey et je copiais, je décalquais les personnages de Mickey, et j'ai continué de lire Mickey et Picsou très tard, jusqu'à l'âge de dix ans et je suis passé directement du Journal de Mickey à Pilote, j'ai donc loupé tout ce qui était prévu pour les enfants de mon âge,...Et je ne l'ai découvert qu'après. J'ai un vague souvenir d'avoir lu Le Dictateur et le Champignon de Franquin. Mes frères et sœur ne lisaient pas de bande dessinée ce qui fait que je n'ai pas lu beaucoup d'albums de Tintin par exemple. Je crois que ma sœur aînée lisait un peu Pilote, et lorsque j'ai commencé à le lire, j'ai dévoré ça, mais je n'étais pas un fan des meilleurs séries de l'époque (1974-1975). Blueberry n'était pas mon truc par exemple, je me souviens d'un type qui a disparu depuis et qui signait ses bandes dessinées Jean-Michel (3) et qui faisait aussi des caricatures. J'aimais bien les dessins chargés, très travaillés (j'étais adolescent!). Mais j'étais surtout un fan de la première heure de Druillet et mes premières bandes dessinées en étaient très influencées. Je lui avais écrit pour le rencontrer et je suis allée lui montrer mes planches. J'avais en effet la sale manie de solliciter des rendez-vous pour montrer mes dessins. Le premier qui m'ait reçu, c'était Jean Solé. On en a reparlé récemment et il ne se souvenait naturellement plus de cette rencontre ni de ce qu'il m'avait dit. Rien d'assez méchant semble-t-il pour me décourager. (Ces pages n'étaient pourtant pas bien fameuses !) Je suis aussi allé par la suite voir Bilal à Montrouge et j'ai aussi passé une journée entière avec Giraud à l'époque où il dessinait Major Fatal sur des feuilles de machine à écrire, c'était génial et extrêmement impressionnant pour le garçon de 17 ans que j'étais !

Très tôt, vous avez eu envie que des professionnels reconnus vous encouragent sur votre travail. Mais à l'époque avez-vous envoyé des planches à des rédacteurs en chef pour être publié ailleurs que dans des fanzines ?

Non. Je formais mes goûts: si je ne lisais pas Blueberry dans Pilote, en revanche, j'aimais beaucoup Moebius dans La Déviation et tout le travail pour Métal Hurlant. Pour Solé, j'aimais bien Jean Cyriaque (4) et aussi ce qu'il faisait avec Gotlib, Pop Rock et Colegram, Solé dessinait les pages, Gotlib arrivait là-dessus et gommait des détails ajoutait des petites conneries, ce travail de collaboration rapprochée a dû me marquer.

C'est le parcours des goûts en bande dessinée. Mais le goût du dessin pur, est-il inné ou le résultat d'un environnement familial favorable ?

Pas plus que ça. Mon grand-père paternel dessinait un peu et ma mère aussi mais c'est tout.

Et vos frères et sœur ?

Non, j'étais le seul. Mais je me souviens qu'un jour, mon frère aîné m'a ramené un numéro de Fluide Glacial qui a fait un petit scandale chez moi auprès de mes parents... A Noël, je demandais des albums de bande dessinée, je faisais une liste à ma mère qui les achetait les yeux fermés, mais mon père quand il les lisait trouvait ça plutôt excessif... Ce devait être des titres comme Rhaa Lovely de Gotlib en 1976.

Des albums, qui près de 20 ans plus tard, paraissent presque anodins pour être lus par des adolescents ?

Je ne sais pas, on verra ça quand nos enfants seront plus grands, on sera peut-être plus stricts que nos parents.

Parallèlement à vos premières publications dans les fanzines, vous continuez vos études, passez brillamment le concours de l'Ecole Nationale Supérieure des Arts Décoratifs de Paris (le plus dur de tous à l'époque)l'année où vous loupez le bac c'est la confirmation que votre niveau en dessin était plutôt bon ?

Plutôt la confirmation que j'étais nul en maths ! Au lycée où j'étais, il y avait un professeur de dessin génial, vraiment bien. Lorsque je suis entré en seconde, il a semblé intéressé par mon travail et je lui ai envoyé mes parents pour qu'il les convainc de me laisser faire du dessin. Mes parents pensaient qu'il valait mieux faire de l'architecture, que c'était plus sûr... enfin, des conneries, quoi. Au lycée, j'allais au cours de dessin tous les soirs, du coup j'ai beaucoup dessiné et progressé grâce à ce professeur. En terminale, j'ai décidé de passer le concours des Arts Déco, comme une expérience je me suis préparé, réunit un dossier, et je me suis retrouvé le plus jeune lauréat du concours à 17 ans. Parallèlement j'ai commencé à publier dans des fanzines. Je publie une histoire dans PLG, Le Prédicateur, et tout de suite De la Royère (5) est venu me chercher pour un nouveau mensuel belge, Aïe . Il n'y a eu que 3 numéros, mais c'était ma première publication professionnelle, qui m'a permis en plus de rencontrer de jeunes auteurs: Jannin, Colman, P'tit Luc, Tito et même Delporte. Je me voyais déjà super vedette.

Cela ne vous empêche pas de continuer à publier dans les fanzines ?

Aïe n'a duré que trois numéros, je voulais continuer à dessiner, à être publié. C'est à cette époque que j'ai rencontré José-Luis Bocquet (6) qui m'a permis de publier dans Spirou Pirate.

Vous avez aussi fait des caricatures dans La Croix.

Le quotidien La Croix cherchait des illustrateurs, j'ai donc contacté le rédacteur en chef de l'époque, mes dessins leur ont plu, je faisais du dessin de presse.

Parallèlement à votre participation à PLG, vous collaborez aussi au fanzine Band'A Part où vous rencontrez des dessinateurs comme O'Groj et Charles Berbérian. Comment s'est passée votre rencontre avec Charles Berbérian ?

Band'A Part était un bon fanzine, très dynamique. Ils faisaient beaucoup d'efforts comme vous sur la maquette, mais sans publier d'interviews de professionnels. Lors d'une réunion, je vois Charles, avec ses cheveux longs, sa barbichette et il me montre ses dessins. Je crois d'ailleurs que je lui ai dit que je trouvais que ça ressemblait beaucoup à Ralph Steadman, que c'était très influencé. Quand je revois ça maintenant, je trouve que ce qu'il faisait était pourtant bien meilleur que ce que je faisais à l'époque. Mais j'étais le seul de l'équipe à avoir publié professionnellement, je préparais un projet de série pour Spirou et j'étais d'une prétention folle. La série pour Spirou était une série sur scénario de Jean-Claude de La Royère, une histoire de sorcellerie et le rédacteur en chef Alain de Kuyssche (7),était intéressé à la vue du premier épisode de 6-8 pages. Manque de chance, il a été viré et remplacé par Philippe Van Dooren qui n'a pas repris la série (les planches originales ont d'ailleurs été perdues). A ce moment-là, j'en ai eu marre et je me suis replongé dans les Arts Déco. C'est Charles qui, quelque temps après, trouvant bête que je m'arrête m'a proposé un scénario. Je n'avais plus rien à raconter, alors j'ai accepté...Et c'est ainsi que nous avons commencé à travailler ensemble. Pour la petite histoire, lorsque Aïe s'est arrêté, de la Royère était en contact avec Gotlib car Fluide Glacial était éventuellement intéressé par certaines bandes dessinées du défunt journal mais je n'y suis allé que 4 ans plus tard après ma rencontre avec Charles !

Finalement, c'est à cause de vos échecs successifs que vous êtes parvenu à réussir le tandem Dupuy-Berbérian, et non le résultat d'une stratégie concertée...

Je crois que j'avais la trouille d'aller voir Fluide Glacial. A l'époque, en 1980, je n'avais jamais encore démarché auprès des journaux, on était toujours venu me chercher, et c'était une position beaucoup plus confortable, car finalement on a toujours peur de se prendre une claque en allant proposer ses services. La preuve, la première fois que j'ai essuyé un refus (Spirou) j'ai eu envie de tout arrêter. Heureusement, depuis, j'ai bien changé et je suis devenu plus persévérant.

A vos début de travail en tandem, Charles Berbérian semble intervenir comme scénariste, il y avait donc bien un scénariste et un dessinateur distinct ?

Non. En fait, il m'a proposé un scénario et je lui ai dit que c'était plutôt une histoire pour lui compte tenu de son style de dessin. En fait, je me faisais tirer l'oreille pour refaire de la bande dessinée. Alors on a décidé de la dessiner à deux. On trouvait l'idée amusante, sans chercher plus loin. On a bien dû mettre six mois pour faire les six planches qui ne sont jamais parues. Lorsque je revois ces pages aujourd'hui, je distingue encore très nettement les différences de style de chacun. On s'était réparti les différents personnages mais déjà on commençait à encrer le crayonné de l'autre, à expérimenter le pinceau ou la plume. Le résultat tenait debout, mais l'histoire était incompréhensible. Néanmoins, sûrs de nous, nous avons décidé d'aller ensemble voir les différentes rédactions. A Circus nous avons rencontré Henri Filippini. Il nous a dit que nous avions des problèmes de vision, que Charles devrait changer de lunettes. Puis, il m'a pris à l'écart et m'a glissé "Je suis ce que vous faites, pour PLG et tout ça, il ne faut pas travailler avec lui, ce que vous faisiez avant tout seul était bien mieux". Charles n'a pas changé de lunettes et moi j'ai gardé mon Berbérian. A Pilote & Charlie, nous avons vu Philippe Mellot. Il a pris les pages, et a disparu dans une pièce à côté. On l'entendait rire "Ah ah ah, Cul, seins, Ah ah ah..."je ne crois pas qu'il lisait ce qu'on avait apporté. La Grande époque de Pilote & Charlie. Bref, on est partis, écœurés. Chez (A Suivre), c'est Jean-Paul Mougin nous a reçus. Lui nous a dit la seule chose censée, c'est que l'histoire était illisible, et qu'elle ne fonctionnait pas (ce dont nous nous sommes rendus compte très vite),etc. En fait, la chose positive était que personne (à part Filippini) nous avait reproché de travailler ensemble, et du coup nous nous sommes immédiatement attelé à autre chose, de plus modeste: 2 pages pour PLG, en hommage à Hergé. Je crois que c'est à peu près à cette période que nous avons appris que les Humanoïdes Associés avaient un projet de revue d'humour: Rigolo. Nous sommes allés voir Manœuvre qui nous a expliqué qu'ils voulaient faire des numéros à thème: "travaillez donc sur celui des premières fois". Alors on a fait l'histoire du chien et du cambrioleur (Première Nuit d'amour), et Manœuvre nous dit que c'était pas mal, mais il ne l'a pas prise et finalement on l'a passée dans PLG. En revanche, Manœuvre nous a pris une autre histoire, Le Noël de Léon qui l'avait fait beaucoup rigoler. Il fallait juste ajouter de la trame et quand on est revenus la livrer, il ne nous a pas reçus. Il avait oublié cette histoire et de toutes façons ne la trouvait plus drôle du tout ! Alors, on l'a passée dans PLG ! Nous avons finalement déposé un dossier chez Fluide Glacial sans trop y croire. Fluide restait le seul journal dans lequel j'avais envie d'être à l'époque à part les journaux des Humanos, dont on se sentait plus proche graphiquement. Ils se sont montrés intéressés. Nous avions une histoire crayonnée qui leur plaisait, Skiller. Elle faisait 3 planches; Ce n'est pas la première parue car ils avaient besoin d'un 4 planches alors on a fait Amiprix qui est passé en premier. Tout devenait génial.

Etiez-vous fier d'être alors publié professionnellement chez Fluide Glacial ?

Ah oui. C'était la première fois que l'on était publiés ensemble dans un vrai gros journal. Surtout qu'à l'époque, dans Fluide, il y avait Edika, Goossens, Gotlib, Binet, des tas d'auteurs que nous admirions. En fait, c'est Gotlib qui nous avait repéré en examinant notre dossier déposé à la Rédaction.

A partir de ce moment (mars 1984), vous allez collaborer très régulièrement à Fluide durant près de 4 ans.

Du coup, le fonctionnement de notre travail à deux s'est mis en place très rapidement, on a commencé à aller plus vite, et cela devenait possible d'être publiés régulièrement. La technique de Fluide, lorsqu'on y débute c'est de servir de bouche-trou quand un auteur régulier est en retard pour livrer ses planches. Or, dans notre cas, le départ de Coucho a accéléré les choses. Les petits nouveaux de l'époque, étaient Thiriet et nous. Nous avions fourni plus de matériel que lui, et donc nous avons remplacé Coucho en fournissant un récit complet par mois.

Est-ce que le fait d'être régulièrement publié vous permettait à l'époque de vivre de la bande dessinée ?

Non, nous étions payés une misère, ce qui a toujours été un problème à Fluide (ceci dit sans méchanceté). Je ne sais pas comment ça se passe exactement aujourd'hui, mais en 1984, nous étions payés 700 F la page, à se partager en 2 !

Vous aviez 24 ans, viviez-vous chez vos parents ?

Je n'y étais plus, depuis un moment. On a donc d'essayé d'avoir des petits boulots d'illustration à droite et à gauche. Charles réalisait des travaux alimentaires méconnaissables... C'est l'époque où le projet d'un album avec Magic-Strip s'est mis en place. Nous aimions beaucoup leur travail, notamment la collection Atomium, son format, son concept et nous leur avons proposé un projet.

Dans les années 80, Magic-Strip avait une très bonne réputation auprès des jeunes auteurs, au niveau d'éditeurs comme Futuropolis et les Humanos.

Justement, dans cette collection, il y avait des auteurs comme Chaland, Serge Clerc, Cornillon, Colman, Foerster, Torres... Comme avec Charles, nous apprécions beaucoup la période des années 20, et que les courants artistiques de cette époque correspondent bien aux concepts de la collection Atomium (nostalgie, etc.) nous avons décidé de situer notre histoire à cette époque. Les frères Pasamonik ont accepté le projet et voilà Petit Peintre. C'est lorsque l'album a été terminé que le problème Coucho/Fluide est survenu et que l'on a commencé à publier régulièrement dans Fluide, tout s'enchaînait parfaitement.

La publication de Petit Peintre vous permet en plus de vous faire remarquer par l'ensemble de la profession, l'album recevant un accueil critique des plus favorables.

Il y a même encore des gens pour dire que, ce serait le meilleur album que nous n'ayons jamais fait et que nous ne ferons jamais mieux !...Merci !

L'album est sorti en librairie début 1985. Vous a-t-il apporté d'autres contacts et vous a-t-il encouragé à continuer à travailler ensemble ?

A partir de ce moment-là, nous n'envisagions plus de travailler autrement qu'ensemble. Les choses se sont faites sans que l'on s'en rende compte. Petit Peintre nous ouvrait surtout des portes auprès d'autres auteurs, notamment Chaland qui nous a dit qu'il avait apprécié l'album, on commençait à se sentir un peu moins seul dans notre coin. En revanche, commençait à se mettre en place un truc pervers qui nous suit toujours aujourd'hui: Lorsque Petit Peintre est sorti, nous étions aussi tous les mois dans Fluide Glacial dont le lectorat est vaste. Paradoxalement, des tas de gens connaissaient notre premier album mais ignoraient totalement notre travail pour Fluide. Et l'inverse aussi était vrai. Comme s'il s'agissait de travaux réalisés par des personnes différentes. Alors que pour nous, notre travail dans Fluide n'est pas très différent de celui pour Petit peintre, il est simplement adapté au support. Et cette situation nous poursuit encore aujourd'hui; des gens lisent les albums de M.Jean en ignorant l'existence des albums d'Henriette. En fait, je crois que le public de bande dessinée est très cloisonné. Ce n'est pas dû au fait que l'on ai un dessin très différent dans l'un ou l'autre cas, c'est le fait que chaque support a des lecteurs bien définis. A une échelle différente, ça a été la même chose avec Giraud/Moebius.

Graphiquement, vous évoluez de façon spectaculaire, avec notamment le passage de la plume au pinceau et l'abandon de la trame pour le lavis.

Je crois que cette évolution ne plaisait pas trop à Diament il trouvait que notre dessin devenait "branché". En même temps, elle venait de ses reproches sur le manque de lisibilité de notre graphisme. On s'est rendu compte à travers les publications successives et les réactions des gens que nos premières histoires étaient illisibles, que les lecteurs avaient du mal à rentrer dedans. En même temps, on regardait beaucoup ce que faisaient Chaland et Serge Clerc et on s'est aperçus que le pinceau amenait du dynamisme, graphiquement, cette élégance du trait nous plaisait. On s'est lancés et on a abandonné progressivement la plume.
Le passage de la trame au lavis, c'est pareil. On avait envie de rendre des ambiances, comme à Fluide il n'y a que du noir et blanc, on a commencé par mettre des trames. En voyant les lavis utilisés par Goossens, on a trouvé que la trame donnait un résultat trop froid. Alors, on s'est nous aussi mis au lavis.

Maintenant, dans le couple Dupuy-Berbérian, tout semble amalgamé, mélangé, mais était-ce déjà le cas à ce moment ?

C'est surtout avec Petit Peintre, premier projet d'ampleur, qu'il a fallu trouver une méthode qui permette de maîtriser le tout. Avant de réaliser l'encrage de l'album, on a esquissé l'ensemble, découpé les planches, double page par double page avec tous les cadrages indiqués. On s'est aperçu qu'à partir des ces esquisses, l'autre pouvait faire le crayonné et modifier éventuellement ce qu'il voulait tout en respectant l'ensemble. Depuis, toutes nos histoires ont été dessinées 2 fois, découpées une première fois au format des pages, en esquisses vraiment précises et ensuite crayonnées définitivement.

On imagine les heures de discussions et de conversation mutuelles que cela suppose.

On se voit presque tous les jours. Par exemple pour notre prochain album; (Les Femmes et les enfants d'abord), le thème vient des reproches qu'on nous a fait concernant l'absence de femmes dans les précédents albums. Monsieur Jean est célibataire et pourtant nous avons laissé jusqu'à maintenant dans le flou ses relations avec les femmes. Il a trente ans, ses copains sont mariés, ont des enfants, il doit réagir à tout ça. Et puis, Charles et moi, nous avons eu chacun des enfants entre-temps, on a donc envie d'aborder certains sujets qui nous touchent. Chacun a noté des idées, on en a parlé longtemps en essayant de les réunir entre elles. On ressasse les histoires en imaginant tous les personnages qui doivent y figurer, et la trame se met en place. Ensuite, chacun écrit le scénario comme il le souhaite et l'autre le lit ensuite c'est dessiné tel quel soit c'est réécrit mais cette méthode est plutôt longue. Le premier M.Jean recueillait des histoires courtes disparates, le troisième sera plus une grande histoire composé de plusieurs récits qui s'enchaînent sans qu'il soit possible de les intervertir.

Il vous est arrivé à vos débuts de travailler dans le même atelier ce qui n'est plus le cas aujourd'hui.
A l'époque de Fluide, on travaillait ensemble, chez l'un ou chez l'autre selon là où il y avait le plus de place en fait.

Parallèlement à votre travail pour Fluide Glacial, vous avez aussi réalisé un portfolio d'un genre un peu particulier puisqu'il s'agit d'un travail à partir d'une collection de Chantal Thomass.

Une chose très importante s'est passée à cette époque, c'est la rencontre avec d'autres dessinateurs déjà reconnus, Chaland, Serge Clerc, Loustal qui ont d'ailleurs tous une activité d'illustrateur en plus de la bande dessinée. Il y a eu aussi les présences d'Avril et de Petit-Roulet. Avril avait encore des projets de bande dessinée, mais il travaillait déjà pour la publicité. Il avait un agent et nous nous sommes rendu compte que c'était la bonne approche dans ce domaine. On s'est donc dit que cela allait être long avec la bande dessinée, et qu'il fallait profiter de nos deux personnalités pour explorer d'autres domaines notamment l'illustration. Si on peut difficilement changer de style dans un album de bande dessinée, l'illustration permet de faire plus facilement des expériences graphiques.

Quel a été votre premier boulot de publicité ?

Je crois que c'est un boulot hallucinant pour un type qui faisait des appareils de chauffage (un ami du père de Charles) et pour lequel nous avons réalisé entièrement une plaquette avec illustrations, maquette, typo etc... on a été payé 7000 F, c'était génial, on n'y croyait pas... Un jour, débarque un "jeune gamin" de Bordeaux, Michel Lagarde, qui nous propose de faire un portfolio en sérigraphie. Nous étions évidemment d'accord sur le principe mais nous n'avions aucun dessin qui convienne. A l'époque il y avait inflation de portfolio et d'images sérigraphiées. Il fallait trouver avant tout une bonne idée qui fonctionne à elle seule. On ne pouvait imaginer vendre un tel objet, coûteux sur notre seule signature qui était de toutes façon inconnue. On s'est souvenu des portfolios de dessins de mode publiés dans La Gazette du Bon Ton dans les années 20, une ambiance que l'on voulait encore explorer après Petit Peintre. Culottés et inconscients comme nous l'étions, nous avons décidé d'illustrer une collection contemporaine d'un créateur de mode. Nous avons contacté Thierry Mugler et Chantal Thomass et même Christian Lacroix, qui était encore à l'époque le styliste de Patou. Nous avons eu très vite un accord de principe de Muggler et de Chantal Thomass. Nous ne sommes donc jamais allés voir Lacroix... Notre choix s'est porté sur Chantal Thomass, nous sentant plus proches de son univers. Cela s'est très bien passé et le portfolio s'est miraculeusement vite épuisé.
 
Pensez-vous que le fait que soit marqué Chantal Thomass sur la couverture y était pour quelque chose ?

Oui, mais de toutes façons si elle n'avait pas été contente du résultat, elle s'était gardé le droit d'empêcher la sortie de l'objet. Elle a même été d'accord de faire la préface, et elle en a offert à des journalistes de mode. Je crois que nos dessins lui ont plu.

Ce portfolio fut donc une bonne carte de visite pour des travaux de publicité et d'illustration ?

Oui, excellente même. Nous avions entendu parler de Valérie Schermann comme agent d'illustrateurs, elle a accepté de nous prendre à l'essai, et comme nous nous sommes bien entendus, cela dure encore... Nous sommes amis.

Les premières histoires que vous publiez dans Fluide Glacial sont les histoires du trio Red-Gégé-Basile reprises en album sous le titre Graine de Voyou. On peut penser qu'il s'agit du début d'une série et en fait on voit bientôt apparaître une nouvelle héroïne, Henriette et son Journal dont vous aviez fait une première version avant de connaître Charles. Quelles fut le genèse de ce personnage marquant ?

Je suis passionné par les journaux intimes. Le fait que l'on fasse un journal avec Charles vient de là aussi. Quand j'étais jeune, au lycée, j'avais des amies qui tenaient des journaux intimes, et ça m'intriguait. Quand j'ai d'abord créé Henriette, je l'imaginais déjà pour Fluide Glacial, j'avais l'idée de cette petite fille grosse et moche qui tient un journal ce qui lui permet d'avoir une vie intérieure intense. J'avais juste crayonné 2 ou 3 pages sans jamais montrer ce projet à Fluide. J'avais notamment dessiné une scène où l'on voyait Henriette dans sa chambre avec son père qui arrivait à côté d'elle pour lui parler et elle sort de son cartable une truelle et des briques et commence à monter un mur de briques entre son père et elle. L'histoire finissait par un plan large avec Henriette et son père de chaque côté du mur, silencieux. Charles avait vu ces planches, et après Graine de Voyou, il m'a proposé de reprendre Le Journal d'Henriette juste pour une histoire. Quand Graine de Voyou est sorti, personne ou presque n'en a parlé, tout le monde semblait s'en foutre. Mais à Fluide, régulièrement des gens parlaient à Diament de l'histoire d'Henriette et de son Journal. Lui n'aimait pas ce personnage, mais comme on se lassait de Graine de Voyou, il a finalement accepté que l'on reprenne Henriette régulièrement.

Vos premières BD réalisées seul sont empreinte d'un humour plutôt noir, complètement fou, assez proche de Goossens. Si vous aviez continué seul Henriette que serait-elle devenue ?

Avant de rencontrer Charles, je me posais moins de questions d'écriture, j'avais une idée et je la développais sans me demander si elle était bonne, si on pouvait la raconter autrement. Charles m'a beaucoup aidé à me poser des questions sur l'écriture d'un scénario. Par exemple, au moment d'attaquer Petit Peintre, il m'a raconté l'histoire et je lui ai dit tout de suite OK, on y va comme ça. mais il a voulu chercher un contexte plus spécifique, améliorer des détails, etc., à l'époque j'étais complètement influencé par Goossens, son sens de l'absurde, mais c'était au détriment de la construction des histoires. Si j'étais allé directement à Fluide Glacial avec ma première version d'Henriette, j'y aurai peut-être développé un humour complètement différent et je considérerais que Charles est un sombre idiot qui fait une bande dessinée de merde ! Ca fait froid dans le dos...

Si Charles vous a apporté une réflexion sur la façon dont vous construisez vos histoires, qu'avez-vous l'impression d'avoir apporté à Charles Berbérian ?

Question horrible...

En vous lisant avant et après, on a l'impression que Charles Berbérian aime avant tout raconter des histoires, et que vous lui avez apporté un style plus graphique, plus esthétique.

Effectivement, nous avons au départ des préférences de ce type et au contact de l'autre, chacun chez l'autre. Au départ, Charles était vraiment tourné vers la bande dessinée pure et dure, raconter des histoires, décoder des signes, des graphismes différents. Je préférais quant à moi faire de l'illustration, du graphisme, sans rapport spécifique avec la bande dessinée. Sur Petit Peintre, par exemple, je pinaillais sur toutes les cases, mais je me suis calmé depuis...

Pourriez-vous aujourd'hui faire du Dupuy-Berbérian tout seul ?

Non, ou alors peut-être, mais pas du meilleur. Car pour faire le meilleur, il faut que chacun amène le meilleur de soi !

Arrive-t-il parfois que vous ne soyez pas d'accord ?

Le secret de notre longévité est d'avoir mis notre amour propre dans notre poche. quand on est satisfait d'une histoire, que l'on trouve que c'est ce qu'il y a de mieux, que ça ne peut être autrement et qu'en face de vous, quelqu'un vous dit qu'il n'aime pas, il y a 2 sortes de réactions: vous lui dites que c'est un con et à ce moment-là, vous ne travaillez plus ensemble, l'autre réaction c'est de se dire qu'il a tort et de chercher à lui prouver pourquoi et vous n'y arrivez pas de lui demander de vous prouver qu'il a raison. Bref, il faut savoir écouter les arguments de l'autre et y réfléchir.

Dans un entretien, vous avez déclaré que tant que vous trouviez que ce que l'autre propose est meilleur, alors votre travail en tandem pouvait fonctionner.

Si chaque fois que Charles propose une idée, je trouve qu'elle est mauvaise et que chacun reste sur sa position, alors ça ne peut pas tenir. Mais ce genre de discussion n'arrive qu'une fois tous les deux ans

Que pensez-vous du travail de Berbérian avec d'autres dessinateurs (Avril, Minus, Aussel, Stanislas, Moynot), accepteriez-vous de travailler sur l'un de ses scénarios sans y toucher ?

Ce sont des rapports scénariste/dessinateur...Moi, je serai toujours tenté de lui proposer des variantes et de savoir ce qu'il en pense.

Avez-vous parfois envie de refaire de la bande dessinée tout seul ?

Pour le Journal d'un album , on est partis de l'envie de faire une autre bande dessinée. Il se passe plein de choses actuellement avec l'Association, des auteurs comme Menu, Trondheim, Stanislas, Beauchard, Killofer. On a envie de faire des livres plus long, de revenir au noir et blanc, et cette envie sera concrétisée avec ce livre qui paraîtra en même temps que le troisième album de M.Jean. On y racontera chacun de notre côté et à notre manière tout ce qui se rattache à la préparation de cet album. C'est-à-dire que nous ferons des chapitres à tour de rôle. Je crois que nous avions besoin de cet exercice pour retrouver nos marques et repartir pour une bonne longueur.

Vous sentez-vous plutôt un illustrateur qui raconte des histoires en bande dessinée où un raconteur d'histoires qui illustre de la bande dessinée ?

Ni l'un , ni l'autre. Quand je fais de la bande dessinée, et que je dessine une case, elle doit être au service de l'histoire. Si Monsieur Jean dit quelque chose de bête et plat, on fait un gros plan sans chercher à faire un cadrage complètement fou (au début, nous avions tendance à tomber systématiquement dans ce piège).
En revanche, quand je fais une illustration, j'essaye de trouver des directions graphiques précises je fais des choix essentiellement visuels.

Pourquoi être partis de Fluide Glacial après 3 albums publiés sans y publier le 3° Henriette, de façon assez brusque ?

Il arrive un moment où il faut savoir partir de chez ses parents. Les raisons sont diverses, la première et la plus simple était que Fluide était en noir et blanc et que nous voulions de la couleur. La seconde était le rythme de parution mensuel très astreignant, fou furieux, plus compliqué que de faire un album par an. C'est douze histoires par an avec à chaque fois un scénario différent, des gags, des chutes, c'est une bonne Ecole, mais c'est de la folie... Nous étions épuisés. On avait donc envie de faire une grande histoire en couleurs et cela a été Klondike, un album sur lequel je ne m'étendrai pas, mais qui est la grande histoire qui nous a fait partir de Fluide, où nous n'avions plus le sentiment de pouvoir évoluer.

Vous étiez pourtant totalement intégré à l'équipe de Fluide Glacial.

Oui, mais nous avions le sentiment d'avoir fait le plein de notre lectorat au sein de ce journal sans possibilité d'évolution, un peu comme sur une voie de garage. Il faut avouer que l'on se sentait plus proche de l'équipe et du public de Métal Hurlant, avec des gens comme Margerin, Dod et Ben Radis, Chaland, Loustal. Le départ de Fluide ne s'est pas très bien passé, car ils n'ont pas bien compris que nous désirions faire autre chose, de la couleur, un humour plus en demi-teinte. Ils voulaient absolument que l'on continue Henriette, alors quand on dessinait un épisode de Wagner avec son ton très référentiel, ils ne comprenaient pas bien, on est donc parti. On n'a jamais su ce qu'en pensait Gotlib. Quand on l'a revu par la suite, il n'en a jamais parlé.

Vous travaillez donc pour les Humanoïdes Associés après un court passage aux éditions Milan.

Les Humanos lançaient Frank Margerin Présente, un recueil trimestriel de récits complets à thèmes et Didier Pasamonik qui avait publié Petit Peintre et travaillait chez Hachette nous a demandé de participer à ce recueil. Nous y avons rencontré Frank Margerin, Vuillemin, Jean-claude Denis, Dodo et Ben-Radis. Et là, surprise, ils connaissaient tous notre travail. Le thème du premier recueil était la fête, j'ai repris une situation que j'ai bien connu, j'ai écrit le scénario en 10 minutes, on a dessiné l'histoire et Margerin l'a bien aimé. Cela nous a permis de rentrer aux Humanos. José-Luis Bocquet, directeur de collection aux Humanos nous a convaincu de continuer à faire M.Jean et nous avons sorti l'album peu après. C'était la première fois que nous pouvions faire une couverture comme nous le voulions. Maquette, couleur et typo que nous souhaitions, c'était génial. Il faut dire que chez Fluide ce genre de choses est impossible. Il y a des couvertures de nos albums parus chez Fluide dont je ne suis pas fier (surtout le tome 2 d'Henriette).

M.Jean, l'Amour, La Concierge sort en librairie et l'album est plutôt bien accueilli par la critique et le public.

Oui. Alors que notre précédent album (Klondike) était passé totalement inaperçu. Ce qui est terrible lorsqu'on change d'éditeur c'est que l'on a le sentiment de repartir à zéro, c'est comme si on devenait de nouveaux auteurs, les libraires ne font pas le lien avec les albums précédents puisque ce n'est pas la même série...

Ces dernières années, vous avez aussi réalisé en collaboration avec Camille Saféris, trois livres illustrés pour lesquels vous apparaissez comme coauteurs, Le manuel des Célibataires, Le manuel des Premières Fois, Les Vacanciers. Est-ce un prolongement à M.Jean en illustrations ?

Un peu...Le cas des Vacanciers est un peu particulier, nous nous étions mis d'accord sur le principe d'un livre illustré dont nous aurions aussi écrit les textes. Lorsque le projet a été lancé, Hors Collection a voulu le bouquin très vite pour le sortir en juin avant les vacances. Cela représentait un gros boulot et cela n'était pas possible de tout faire dans les délais, comme ils refusaient de repousser la sortie, nous avons demandé à Camille Saféris d'écrire les textes en fonction de nos dessins. Le résultat est ce qu'il est, un certain nombre de choses ont dérivé et nous ne sommes pas complètement satisfait, notamment parce qu'à un moment donné des illustrations ont été faites d'après les textes et non l'inverse comme c'était prévu, ce qui a perverti le principe. Cela dit, nous allons ressortir une édition de ce livre à la rentrée sous une forme différente en sélectionnant les 50 meilleurs dessins sans texte. Ce sera édité en sérigraphie chez Cornélius, imprimé sur un beau papier non relié, présenté dans un coffret et ça s'appellera En Vacances. C'est le premier objet de ce type que l'on fait depuis le portfolio Chantal Thomass.

Au fil des ans, vous vous diversifiez de plus en plus avec vos activités en bande dessinée, en illustration pour la presse et le livre, la publicité. Vous avez même publié un petit livre fort attachant intitulé Le Chat Bleu chez Comixland.

Ce petit bouquin, c'est un pur plaisir d'auteur. Celui de dessiner des filles avec un chat qui se promène autour.

Parallèlement au livre, vous avez développé une activité considérable dans la presse pour jeunes, de Bayard à Fleurus ce qui peut être interprété comme une entorse à une carrière d'auteur sans compromis "alimentaires".

Effectivement, cela peut paraître comme du travail alimentaire mais on ne l'aborde pas de cette manière. A partir du moment où nous avons accepté de faire un travail, nous cherchons à trouver l'angle où c'est intéressant de le traiter. Notre style de dessin fonctionne bien sur plusieurs tranches d'âge, les enfants, les adolescents et les adultes avec M.Jean. D'ailleurs j'aimerai aborder un sujet qui me tient à coeur, c'est la façon dont un éditeur fait un livre. Il y a une chose qui nous gêne dans les albums de M.Jean c'est qu'ils sont publiés sous la même forme qu'un album de Boule et Bill par exemple, alors qu'ils ne s'adresse pas du tout à la même tranche d'âge. J'ai le sentiment que cela crée une confusion, un malentendu quant au lecteur à qui le livre est destiné. De mon côté, je me pose des questions sur mon travail: dois-je faire évoluer mon dessin pour être davantage en phase avec mon propos, mon récit ?... Alors j'attends aussi d'un éditeur qu'il aborde de son côté le même type de réflexion. Je ne comprends pas pourquoi, au moment où la bande dessinée va mal, des éditeurs ne se posent pas plus de questions sur les albums qu'ils éditent. Nous, auteurs leur en parlons régulièrement, mais j'ai l'impression qu'ils nous écoutent d'une oreille distraite du genre: votre avis nous intéresse mais vous ne savez rien. Cela commence tout juste à évoluer, par exemple, Le Journal d'un album qui est un livre atypique pour un éditeur traditionnel n'était pas prévu initialement pour Les Humanoïdes Associés, et finalement ils ont bien voulu le sortir de la façon que nous souhaitons. En fait, ce que je reproche aux éditeurs de bandes dessinée, c'est de ne pas faire que des albums de BD à un format standard, un nombre de pages identique etc. Un éditeur adapte le format, la pagination, le papier et la couverture au manuscrit accepté. En bande dessinée, il y a grosso modo 2 formats: grand pour adulte, petit pour enfants et 2 nombre de pages (le plus courant 46, ni plus ni moins) on dirait que la cohérence entre le fond et la forme n'est pas une préoccupation voire même que le problème ne se pose pas. Comme si c'était une idée absurde. Mais bon ! Il paraît que ce sont les habitudes du public qui sont difficiles à bouleverser...Mais aussi celles des libraires. Quand Futuropolis a sorti la Collection X au petit format à l'italienne la réaction des libraires a été de craindre qu'ils se les fassent voler... Comme si les librairies de littérature générale se faisaient piller leur stock de livres de poches ! (c'est un argument que je ne comprend pas). Cela ne veut pas dire que je n'ai plus envie de faire un album cartonné couleurs de 46 planches, mais cela veut dire que je veux pouvoir faire autre chose. Et pour M.Jean, il faudrait peut-être changer la forme pour qu'elle soit plus en adéquation avec l'intérieur.

Ce que vous dites rejoint l'expérience de Spiegelman avec Maus.

Quand j'ai donné aux éditeur le contre-exemple que représente Maus, on m'a dit que ce cas était une exception, qu'on ne retrouverait pas cela 2 fois. Pourtant, à la FNAC, ils ne voulaient pas vendre les livres de l'Association, et quand Slaloms de Lewis Trondheim est sorti ils ont bien voulu en prendre 4 , puis une quinzaine et maintenant ils appellent régulièrement pour avoir aussi les autres livres de l'Association; ils se sont rendu compte qu'il y avait aussi un public pour ce genre de bande dessinée. Autre exemple, les éditeurs français de bande dessinée ont la trouille des éditeurs japonais de leur façon d'éditer, de l'écho favorable qu'ils ont rencontré auprès des auteurs français... C'est anormal, on doit pouvoir aussi en France faire des livres de plus de 50 pages en noir et blanc tout en maîtrisant les contraintes et les coûts de fabrication.

Casterman édite depuis de nombreuses années de albums de plus de 50 pages...

C'est vrai, mais je regrette qu'ils aient abandonné la petite collection où l'on pouvait notamment lire La Vache de Johan de Moor, dont le format convenait bien mieux que le format traditionnel.

Selon vous, le résultat final d'un album n'est pas toujours adapté au contenu ?

J'estime qu'il n'y a pas assez de travail sur la conception des albums il y a sûrement des choses qui doivent bouger au niveau des auteurs, des éditeurs, mais aussi de la diffusion et des libraires. Penser autrement pour toucher un public différent ! Plusieurs auteurs - Loustal, Jean-Claude Denis, Baru, Baudoin - ont des projets où travaillent déjà pour des éditeurs japonais et c'est l'occasion pour les éditeurs français de réfléchir pour reconquérir le public adulte. Le phénomène commence auprès des petits éditeurs avec les livres de Lewis Trondheim, de Pinelli, d'Autheman, de Mattotti, les comics de Cornélius. On regrettera surtout l'absence de Futuropolis et la frilosité de Casterman qui avait commencé dans cette voie.

On a le sentiment que vous êtes frustrés et que vous attendez de la part des éditeurs un véritable effort dans ce sens ?

C'est une des raisons qui peut m'amener à arrêter de faire de la bande dessinée, si les choses n'évoluent pas dans ce sens-là. J'aurai toujours le sentiment d'être le cul entre deux chaises. C'est parfois frustrant de lire un album de bandes dessinées en 20 minutes, au moins avec Maus on en a pour des heures, surtout en version originale vu l'état de mon anglais !
Avez-vous envie de faire un jour de la peinture, à l'instar d'Avril ou Götting ?

J'ai surtout envie de dessiner en grand format. Ce que font Avril et Götting me donne évidemment envie, mais d'un autre côté je ne crois pas que l'on puisse décider comme ça de faire de la peinture. Il y a deux choses à distinguer: faire en grand des images, ce qui ne veut pas forcément dire faire de la peinture. Pour moi, faire de la peinture cela veut dire travailler avec la lumière, les masses et ça, je ne sais absolument pas si j'en suis capable. Ceci dit, l'expérience de travailler en grand format me tente pour le côté physique de la chose...

Que pensez-vous justement de l'évolution graphique d'auteurs de votre génération comme Avril ou Götting ? En ce qui vous concerne quelles sont vos références et vos influences en matière de peinture ?

Avec Charles, nous avons fait des pastels dans ce qui pourraient être des format de toiles, mais pour moi c'est resté de l'illustration. En voyant la démarche vers la peinture d'autres auteurs de BD, on se sent moins insouciant pour se jeter dedans. De notre groupe d'amis (Götting, Avril, Petit-Roulet, Clerc) nous sommes les seuls - avec Loustal - à faire encore de la bande dessinée. Je ne connais pas la raison exacte de leur volonté d'arrêter de faire de la bande dessinée, chacun a ses propres motivations, je pense que la bande dessinée représente un travail de longue haleine, assez fastidieux pour un résultat pas toujours gratifiant. Il faut dire qu'aujourd'hui encore, l'auteur de bande dessinée trimballe une image de merde avec lui, j'ai l'impression qu'il y a quinze ans, c'était mieux; avec les conneries qu'ont faites certains éditeurs à publier tout et n'importe quoi on est arrivé à ce résultat que je juge désastreux, tout est à refaire. Quand on voit la sincérité des albums qu'ont réalisé Avril ou Götting et la gratification qu'ils en ont reçue, on comprend qu'ils aient arrêté. Quand à moi, je crois que si Charles n'avait pas été là, j'aurai arrêté.

Estimez-vous, comme on le répète rituellement année après année, qu'il est plus difficile pour un jeune auteur de débuter aujourd'hui qu'à l'époque où vous avez démarré ?

Je ne sais pas. Il y a des jeunes auteurs qui parviennent à sortir un premier album qui se vend à 50 000 exemplaires, à l'inverse, d'autres ont beaucoup de mal. C'est une banalité ! S'il n'est pas difficile d'être reconnu professionnellement aujourd'hui, il est sans doute plus difficile de l'être commercialement parlant.

Les Récompenses et les Prix qui vous ont été attribués ont-ils eu une quelconque influence sur votre succès ?

Aucune. C'est juste un reflet amplifié d'une certaine côte que l'on a auprès de la profession, le lecteur moyen s'en fiche. Attention, Angoulême n'est pas Cannes ! Finalement, le milieu de la bande dessinée est tout petit, la preuve, je lis très peu de bandes dessinées et pourtant je parviens à savoir qu'il se passe des choses intéressantes aux USA et au Canada par exemple.

La publicité traverse depuis quelques années une grave crise économique, et plusieurs illustrateurs réputés qui demandaient des prix prohibitifs ont vu leurs commandes baisser car on a vu apparaître des auteurs inconnus aux styles semblables. ne craignez vous pas votre style identifiable devienne un jour totalement hors de mode où soit copié.

Il ne faut pas se mettre à dessiner d'une façon ou d'une autre dans l'espoir de faire de la publicité. Prenez l'exemple de Götting, Valérie Schermann qui est aussi son agent avait du mal à convaincre les agences, mais elle a fini par l'imposer et sans que celui-ci ne se trahisse. Il faut rester sincère, et si en plus on a une carrière d'auteur à côté, alors on viendra vous chercher pour vous-même.

Parvenez-vous à équilibrer vos diverses activités, bande dessinée, publicité et illustration ?

Nous avons un agent qui croit à cet équilibre, si on se mettait à ne plus faire de bouquins, elle ne nous garderait pas.

Vos revenus sont-ils proportionnels au temps passé sur chacune de vos 3 occupations ?

Pas du tout. Les 3/4 de nos revenus représentent le quart de notre travail. Quand nous travaillons sur un album, nous sommes obligés de refuser certaines propositions en illustration ou en publicité, ce qui n'est d'ailleurs pas facile !

Pourquoi ne pas envisager, pour répondre à toutes ces demandes,
de créer un studio Dupuy-Berbérian ?

Non, parce que cela ne nous amuserait pas de travailler ainsi. Et puis, après tout, Charles et moi, c'est le studio idéal !


NOTES


(1): Valérie Schermann dirige depuis 1988 l'agence Prima Linea et s'occupe d'une dizaine d'illustrateurs comme Benoît, Paul Cox, Gauckler, Götting, Hyman, Loustal, Mattotti, Petit-Roulet, Slocombe, Pirus.

(2): C'est Alain Berbérian, le frère de Charles, qui a réalisé le premier film des Nuls, La Cité de la Peur.

(3): Jean-Michel, auteur de BD qui a fait ses débuts dans Pilote (Hebdo) en 1973 avec des récits complets et des caricatures aux débuts de la formule mensuelle. A totalement disparu au début des années 80.

(4): Je m'appelle Jean Cyriaque (scénario Jean-Pierre Dionnet), pré-publié dans Pilote mais l'album fut édité aux Humanoïdes Associés.

(5): Jean-Claude de la Royère est une figure importante de la BD belge des années 80. Rédacteur en chef éphémère du mensuel Aïe, il a été scénariste pour Denis Mérezette et a signé l'Aide-mémoire du collectionneur de bandes dessinées (Récréabull, 1987).

(6): José-Luis Bocquet: fan-éditeur, libraire, journaliste, scénariste, éditeur, écrivain. De Bizu en 1977 à Sur la Ligne Blanche (Série Noire n°2309) et Point Mort (Série Noire n°2349) parus en 1993 et 1994, il est maintenant directeur de collection aux éditions La Sirène.

(7): Alain de Kuyssche: journaliste de Télémoustique qui remplace Thierry Martens au poste de rédacteur en chef de Spirou en avril 1978, il sera remplacé par Philippe Vandooren en septembre 1982 et réintègre Télémoustique sans avoir pu réaliser tous ses projets.