Entretien réalisé par Pascal ORSINI pour Dupuy & Berbérian à Sollies-Ville en mai 1996 (© A.LI.EN & Festival BD Sollies-Ville)


Si vous deviez donner une définition de votre travail actuel, vous présenteriez-vous comme des dessinateurs, comme de illustrateurs pour enfants ou comme des auteurs de bande dessinée ?

Ph. D. : Nous dessinons et nous racontons des histoires. Ce que nous aimons, c'est pouvoir passer de l'illustration à la bande dessinée, travailler pour la presse, mais aussi faire des livres, des affiches, des sérigraphies. Que ce soit pour les enfants ou pour les adultes, ce qui compte avant tout pour nous (à par nous amuser bien sûr) c'est de tracer un parcours à notre image où les digressions finissent toujours par trouver une cohérence.

Ch. B. : Je dirais que je suis un auteur de bande dessinée qui fait de l'illustration pour boucler ses fins de moi. Ou le contraire. Non, non, je dirais que je suis dessinateur et que j'exerce dans trois disciplines différentes mais complémentaires. Une sorte de triathlon du dessin. Non, finalement je ne sais pas très bien ce que je suis ni qui je suis. Disons que mon travail actuel consisterais à le savoir en gagnant ma vie.

Yves Chaland avait l'habitude de dire : "Le maçon maçonne, le laboureur laboure et le dessinateur dessine", englobant tous ses travaux de sérigraphie, de B.D., de publicité et d'illustration en un seul et même métier. Que pensez-vous de cela ? Vous sentez-vous proche de cette opinion ?

Ph. D. : Ce qui est important dans cette approche, ce n'est pas la notion de dessinateur en tant que tel, mais plus l'état d'esprit avec lequel Chaland abordait son travail. Il n'était pas l'auteur d'un dessin ou d'une façon de dessiner qu'il aurait décliné à l'infini selon la demande. Chaque dessin, chaque histoire appelait une démarche, une technique particulière, et dans la diversité de son œuvre, ce qui fait la cohérence et la force, c'est Chaland lui-même. Sa personnalité et son talent bien sûr. En tout cas c'est comme ça que je vois son travail et que je comprends cette phrase. Je m'en sens proche bien sûr.

Ch. B. : Je pense que Chaland était à la recherche d'un bon mot. Ce qui fait partie du métier (dessiner, illustrer, raconter des histoires, répondre à des questions en trouvant des bons mots). Nous faisons tout cela pour que les gens disent de nous : "Qu'il est doué ! Qu'il est intelligent ! Tiens ! Un bon mot !".
Evidemment je me sens proche de Chaland qui chalandise, puisque je Berbérianiaise (dire des niaiseries).

Depuis les débuts de votre "union créatrice", vous déclarez travailler ensemble sur les scénarii et les planches, travaillant textes et dessins par échanges et touches successives. Si l'on dit que vous êtes les Boileau/Narcejac de la B.D. est-on proche de la vérité ?

Ph. D. : Je ne sais rien du travail de Boileau/Narcejac, ni Jacob/Delafon d'ailleurs ; si ce n'est que ces derniers font des livres, à moins que ce ne soit le contraire… Sinon, en ce qui nous concerne ? c'est exactement comme vous l'avez dit.

Ch. B. : Disons que vous êtes plus proche de la vérité, et moi de la Gare de l'Est. C'est vrai que Dupuy et moi avons déclaré pas mal de choses, parfois ensemble, parfois séparément et par petites touches successives. (Le terme d'Union Créatrice me paraît bien pompeux. On dirait un film d'Alexandre Arcadi avec Richard Berry dans le rôle de Dupuy et Roger Hanin dans le mien).

Il est curieux de constater que c'est au moment où les lecteurs commençaient à comprendre votre "méthode de travail" que vous éditez Le journal d'un album séparant ainsi vos styles et mettant en évidence la part de chacun. Pourquoi ce besoin de faire ce livre ?

Ph. D. : Loin de nous l'idée de perturber qui que ce soit ! Nous avions besoin au bout de dix bonnes années de collaboration de retrouver nos marques. D'abord l'un par rapport à l'autre. Ce n'est pas toujours facile d'être une des têtes d'un monstre qui en compte deux. Et puis par rapport à soi-même aussi. Le travail, l'amitié, le passé, l'enfance, l'avenir etc.… Quand tout cela devient un sac de nœuds, il faut trouver le bout de la ficelle qui dépasse pour tout démêler. Le journal a été pour moi ce bout de ficelle. Cela dit, Le journal d'un album est un livre que nous n'aurions jamais fait l'un sans l'autre. C'est peut-être le livre que nous avons le plus partagé.

Ch. B. : Bon, je récapitule : j'ai eu besoin de faire ce livre parce que je ne sais plus très bien ce que je suis ni qui je suis mais que j'ai quand même envie que les gens disent de moi : "Qu'il est doué ! Qu'il est intelligent ! Tiens ! Un bon mot !". Le fait d'habiter près de la Gare de l'Est ne simplifie en rien les choses, sauf pour partir en week-end à Colmar pour décompresses.

Après la lecture de ce "Journal", j'ai eu l'impression que Charles Berbérian apportait le côté imaginatif et humoristique et donnait un côté "lâché" au dessin, alors que Philippe Dupuy amenait la rigueur du trait et des dialogues et les perfectionnements dans les cadrages et les mises en pages. Suis-je près de la vérité ou ai-je mal interprété votre "journal" ?

Ph. D. : Chacun interprète comme il l'entend. Je suis moi-même lecteur de journaux ou de récits autobiographiques. Il y a toujours un moment où on projette un peu de soi-même, notre lecture devient alors unique. L'important dans l'autobiographie n'est pas ce qu'elle dévoile, mais l'écho qu'elle trouve chez celui ou celle à qui elle s'adresse. Entre Charles et moi, lequel est le plus drôle, le plus perfectionniste, le plus précis ou le plus "artistique" ? Ce que j'ai personnellement gagné avec ce journal, c'est que ces questions ne m'intéressent plus. Elles ne débouchent sur aucune "vraie" réponse. Et je m'en réjouis.

Ch. B. : A force d'être proche de la vérité, vous avez fini par y tomber. Nous voilà bien. Cela dit, je me vois plus comme un perfectionniste rigoureux lâchant de temps en temps, Hop là ! un bon mot ! Et Hop là ! Un bon cadrage ! Alors que je vois Dupuy très souvent, surtout à midi avec Blutch pour manger ensemble. Pour répondre plus sérieusement : tout est dans Le journal d'un album. Il est évident qu'un type de 36 ans qui a encore chez lui des Bernard Prince et des Ric Hochet, ne peut pas être complètement rigoureux.
Et alors ! On est que plus humain, merde !

Le public vous connaît principalement à travers trois séries : Graines de voyous, Le journal d'Henriette et Monsieur Jean. Quelle est votre série préférée ?

Ph. D. : Graines de voyous, c'est un seul et unique album. Nous commencions notre apprentissage. C'est ainsi que je le vois. Cela dit, nous sommes passés à côté de quelque chose qui aurait pu être ce que Rob Reiner a réussi dans son film Stand By Me. Quand à Henriette et Monsieur Jean, il m'est difficile de les dissocier. Monsieur Jean est en quelque sorte le prolongement d'Henriette. Il est l'écrivain qu'elle s'imagine devenir plus tard. Mais cela va plus loin. On peut penser que sur bon nombre de points, leurs visions du monde se rejoignent, se complètent. Bien sûr Henriette est presque une adolescente et Jean a la trentaine dépassée, mais ils pourraient bien se comprendre.
Enfin, pour notre part, la façon dont nous abordons ces deux personnages est très proche, notamment au niveau de la narration.

Ch. B. : J'aime autant Henriette que Monsieur Jean.

Vous travaillez actuellement sur une reprise d'Henriette en gag de 2 planches, pour un public plus jeune (sur scénario de Nathalie Roques et Anne Rozenblat). Quand pourra-t-on lire ce nouvel album et chez quel éditeur ?

Ph. D. : L'album devrait paraître un jour. Sincèrement, nous ne pouvons en dire plus aujourd'hui : pas de secret de polichinelle, juste des incertitudes. Mais bon, on va essayer de faire ça bientôt.

Ch. B. : Nathalie et Anne n'écrivent pas tous les scénarios, mais une partie seulement. Les histoires sont publiées dans Je Bouquine, mais nous l'ambition ou la prétention, c'est comme vous voulez, de nous adresser à tous les âges. Quand et où pourrez-vous lire cet album ? Pour l'instant nous n'avons rien décidé.

Etant donné que vous réalisé beaucoup de travaux publicitaires, de sérigraphies et d'illustrations n'avez-vous pas envie de les voir regroupés dans un album (comme on l'a fait pour Floc'h' ou Serge Clerc) ?

Ph. D. : Je suis très attaché à la notion de livre, et précisément au principe de cohérence. Il y a quelques auteurs (rares) comme Loustal par exemple, qui peuvent se permettre de réunir des illustrations provenant d'horizon très divers, pour réaliser un ouvrage homogène. Un livre abouti dans le fond comme dans la forme.
Parmi nos travaux éparses en illustration, qu'ils soient pour la presse ou pour la publicité, je ne vois pas matière à éditer un tel livre, en tous cas tel que j'aimerais le tenir entre mes mains. Il est parfois préférable que certains dessins ne quittent pas le domaine de l'éphémère et du consommable pour lequel ils ont été conçus. Je ne renie pas ces dessins (ou très peu d'entre eux), je pense juste que certaines choses ont leur propre logique, et qu'elle ne s'applique pas partout.

Ch. B. : Oui bien sûr. Mais quand on voit le livre de Floc'h', on se dit qu'il vaut mieux prendre son temps et avoir du bon matériel avant de faire un tel livre. D'un autre côté, Loustal en a déjà fait deux et ils sont tous les deux passionnants. Une chose est sûre, pour nous, le moment n'est pas encore venu.

Puisque l'on parle d'auteurs, dites nous quels sont ceux qui vous ont influencé, quel a été le rôle d'Yves Chaland dans votre carrière et qui sont les nouveaux auteurs qui vous semblent intéressant ?

Ph. D. : J'ai très peu connu Yves Chaland. Sinon il a eu une très grande importance.
Pour le reste de la question : Joker ! Y répondre me semble une entreprise pleine d'écueils. Non que j'ai quelque chose de honteux à cacher, mais expliquer qui, pourquoi, à quelle époque etc.… me décourage d'avance, sans parler du spectre de l'omission impardonnable qui rôde. Il y en a eu beaucoup et de très diverses. Pardonnez-moi la dérobade, je sais, c'est particulièrement agaçant ! Mais au bout du compte, celui qui continue à m'influencer le plus reste Charles Berbérian.

Ch. B. : Dans le domaine de la bande dessinée, ceux qui nous ont influencé sont assez nombreux. Je peux dire que chaque auteur dont le travail m'a plu ou me plaît encore m'a influencé d'une manière ou d'une autre (Hergé, Franquin, Jijé, Gring, Petit-Roulet, J.-C. Denis, Avril, Clerc… la liste est longue). Et ce n'est pas uniquement une question de dessin. Loustal et Tardi ont une manière de se servir de leur style sur tous les supports possibles (livres, toiles, affiches…) qui m'intéresse beaucoup. Chaland, travaillant parallèlement pour la bande dessinée, l'illustration et la publicité avec la même rigueur et la même exigence, a été pour nous une sorte de modèle, c'est certain. Des nouveaux auteurs il y en a plein. Je ne peux que vous conseiller de lire l'album de Vincent Vanoli Simplicimus (L'association). Sinon lisez et regarder La lettre américaine de Blutch et son comix Mitchum tous les deux parus chez Cornélius. Je me suis abonné à Endc, Extraits naturel de carnet, le fanzine de Lolmède et il peut me compter parmi ses plus fidèles lecteurs. Livret de phamille de J.-C. Menu est mon livre de chevet (L'association). Approximativement de Lewis Trondheim est posé juste à coté (Cornélius).
Voilà, voilà, lisez déjà tout ça.

Les critiques qui saluent vos albums sont excellentes, vous avez parmi les professionnels de la bande dessinée une très bonne "image de marque" et pourtant les tirages de vos albums ne sont pas à la hauteur de votre notoriété. Comment expliquez-vous cela ?

Ph. D. : Vraisemblablement, c'est que notre notoriété est à la hauteur du tirage de nos albums. Bon, de toute façons ce genre de problème n'est pas vraiment au cœur de mes préoccupations. Ce qui m'intéresse, c'est de continuer à faire les livres qui me plaisent. Y arriver, c'est déjà pas mal d'énergie. L'énergie qui reste, je préfère la préserver pour des choses que je trouve plus importantes que les chiffres et l'ego. Bien sûr il m'arrive de me prendre le chou avec ces bêtises pour finalement m'apercevoir que je n'ai pas d'explication, et c'est mieux ainsi, car si j'en avais une, elle risquerait fort de caresser dans le sens du poil ma misanthropie maladive ! Non, allez sincèrement, ça va très bien comme ça.

Ch. B. : Peut-être que vous vous trompez, peut-être que notre notoriété est à la hauteur de nos tirages, c'est-à-dire pas énorme. Ou alors vous avez raison, je ne sais pas. Qu'est-ce que vous voulez répondre à ça. En tous cas c'est très flatteur tout ça, merci.

Comment voyez-vous votre avenir dans la bande dessinée ? Quels sont vos principaux projets dans l'avenir ? Pourriez-vous envisager une séparation (même momentanée) ou des carrières en solo ?

Ph. D. : Mon avenir dans la bande dessinée dépend bien entendu de mon avenir avec Charles, mais aussi de la façon dont la bande dessinée sera amenée à évoluer, en espérant qu'elle laisse une petite place à mes envies, à la possibilité de concrétiser mes (nos) projets.
Les projets ? Monsieur Jean, Henriette et si possible beaucoup de livres imprévus.

Ch. B. : Plein de projets, mais j'essaye le plus possible de ne pas me projeter dans l'avenir. Tout ce que je peux dire, c'est qu'aujourd'hui, à l'heure qu'il est, j'ai plus que jamais envie de faire de la bande dessinée et j'ai encore envie de travailler avec Philippe Dupuy. Voilà.