Si
vous deviez donner une définition de votre travail actuel, vous
présenteriez-vous comme des dessinateurs, comme de illustrateurs
pour enfants ou comme des auteurs de bande dessinée ?
Ph.
D. : Nous dessinons et nous racontons des histoires. Ce
que nous aimons, c'est pouvoir passer de l'illustration à la
bande dessinée, travailler pour la presse, mais aussi faire
des livres, des affiches, des sérigraphies. Que ce soit pour
les enfants ou pour les adultes, ce qui compte avant tout pour
nous (à par nous amuser bien sûr) c'est de tracer un parcours
à notre image où les digressions finissent toujours par trouver
une cohérence.
Ch.
B. : Je dirais que je suis un auteur de bande dessinée qui
fait de l'illustration pour boucler ses fins de moi. Ou le contraire.
Non, non, je dirais que je suis dessinateur et que j'exerce
dans trois disciplines différentes mais complémentaires. Une
sorte de triathlon du dessin. Non, finalement je ne sais pas
très bien ce que je suis ni qui je suis. Disons que mon travail
actuel consisterais à le savoir en gagnant ma vie.
Yves Chaland avait l'habitude de dire : "Le maçon
maçonne, le laboureur laboure et le dessinateur dessine",
englobant tous ses travaux de sérigraphie, de B.D., de publicité
et d'illustration en un seul et même métier. Que pensez-vous
de cela ? Vous sentez-vous proche de cette opinion ?
Ph.
D. : Ce qui est important dans cette approche, ce n'est
pas la notion de dessinateur en tant que tel, mais plus l'état
d'esprit avec lequel Chaland abordait son travail. Il n'était
pas l'auteur d'un dessin ou d'une façon de dessiner qu'il aurait
décliné à l'infini selon la demande. Chaque dessin, chaque histoire
appelait une démarche, une technique particulière, et dans la
diversité de son uvre, ce qui fait la cohérence et la
force, c'est Chaland lui-même. Sa personnalité et son talent
bien sûr. En tout cas c'est comme ça que je vois son travail
et que je comprends cette phrase. Je m'en sens proche bien sûr.
Ch. B. : Je pense que Chaland était
à la recherche d'un bon mot. Ce qui fait partie du métier (dessiner,
illustrer, raconter des histoires, répondre à des questions
en trouvant des bons mots). Nous faisons tout cela pour que
les gens disent de nous : "Qu'il est doué ! Qu'il est intelligent
! Tiens ! Un bon mot !".
Evidemment je me sens proche de Chaland qui chalandise, puisque
je Berbérianiaise (dire des niaiseries).
Depuis
les débuts de votre "union créatrice", vous déclarez
travailler ensemble sur les scénarii et les planches, travaillant
textes et dessins par échanges et touches successives. Si l'on
dit que vous êtes les Boileau/Narcejac de la B.D. est-on proche
de la vérité ?
Ph. D. : Je
ne sais rien du travail de Boileau/Narcejac, ni Jacob/Delafon
d'ailleurs ; si ce n'est que ces derniers font des livres, à
moins que ce ne soit le contraire
Sinon, en ce qui nous
concerne ? c'est exactement comme vous l'avez dit.
Ch. B. : Disons que vous êtes plus proche
de la vérité, et moi de la Gare de l'Est. C'est vrai que Dupuy
et moi avons déclaré pas mal de choses, parfois ensemble, parfois
séparément et par petites touches successives. (Le terme d'Union
Créatrice me paraît bien pompeux. On dirait un film d'Alexandre
Arcadi avec Richard Berry dans le rôle de Dupuy et Roger Hanin
dans le mien).
Il
est curieux de constater que c'est au moment où les lecteurs
commençaient à comprendre votre "méthode de travail"
que vous éditez Le journal d'un album séparant ainsi
vos styles et mettant en évidence la part de chacun. Pourquoi
ce besoin de faire ce livre ?
Ph.
D. : Loin de nous l'idée de perturber qui que ce soit !
Nous avions besoin au bout de dix bonnes années de collaboration
de retrouver nos marques. D'abord l'un par rapport à l'autre.
Ce n'est pas toujours facile d'être une des têtes d'un monstre
qui en compte deux. Et puis par rapport à soi-même aussi. Le
travail, l'amitié, le passé, l'enfance, l'avenir etc.
Quand tout cela devient un sac de nuds, il faut trouver
le bout de la ficelle qui dépasse pour tout démêler. Le journal
a été pour moi ce bout de ficelle. Cela dit, Le journal d'un
album est un livre que nous n'aurions jamais fait l'un sans
l'autre. C'est peut-être le livre que nous avons le plus partagé.
Ch. B. : Bon, je récapitule : j'ai eu
besoin de faire ce livre parce que je ne sais plus très bien
ce que je suis ni qui je suis mais que j'ai quand même envie
que les gens disent de moi : "Qu'il est doué ! Qu'il est
intelligent ! Tiens ! Un bon mot !". Le fait d'habiter
près de la Gare de l'Est ne simplifie en rien les choses, sauf
pour partir en week-end à Colmar pour décompresses.
Après
la lecture de ce "Journal", j'ai eu l'impression que
Charles Berbérian apportait le côté imaginatif et humoristique
et donnait un côté "lâché" au dessin, alors que Philippe
Dupuy amenait la rigueur du trait et des dialogues et les perfectionnements
dans les cadrages et les mises en pages. Suis-je près de la
vérité ou ai-je mal interprété votre "journal" ?
Ph. D. : Chacun
interprète comme il l'entend. Je suis moi-même lecteur de journaux
ou de récits autobiographiques. Il y a toujours un moment où
on projette un peu de soi-même, notre lecture devient alors
unique. L'important dans l'autobiographie n'est pas ce qu'elle
dévoile, mais l'écho qu'elle trouve chez celui ou celle à qui
elle s'adresse. Entre Charles et moi, lequel est le plus drôle,
le plus perfectionniste, le plus précis ou le plus "artistique"
? Ce que j'ai personnellement gagné avec ce journal, c'est que
ces questions ne m'intéressent plus. Elles ne débouchent sur
aucune "vraie" réponse. Et je m'en réjouis.
Ch. B. : A force d'être proche de la
vérité, vous avez fini par y tomber. Nous voilà bien. Cela dit,
je me vois plus comme un perfectionniste rigoureux lâchant de
temps en temps, Hop là ! un bon mot ! Et Hop là ! Un bon cadrage
! Alors que je vois Dupuy très souvent, surtout à midi avec
Blutch pour manger ensemble. Pour répondre plus sérieusement
: tout est dans Le journal d'un album. Il est évident
qu'un type de 36 ans qui a encore chez lui des Bernard Prince
et des Ric Hochet, ne peut pas être complètement rigoureux.
Et alors ! On est que plus humain, merde !
Le
public vous connaît principalement à travers trois séries :
Graines de voyous, Le journal d'Henriette et Monsieur
Jean. Quelle est votre série préférée ?
Ph.
D. : Graines de voyous, c'est un seul et unique album. Nous
commencions notre apprentissage. C'est ainsi que je le vois.
Cela dit, nous sommes passés à côté de quelque chose qui aurait
pu être ce que Rob Reiner a réussi dans son film Stand By
Me. Quand à Henriette et Monsieur Jean, il
m'est difficile de les dissocier. Monsieur Jean est en
quelque sorte le prolongement d'Henriette. Il est l'écrivain
qu'elle s'imagine devenir plus tard. Mais cela va plus loin.
On peut penser que sur bon nombre de points, leurs visions du
monde se rejoignent, se complètent. Bien sûr Henriette est presque
une adolescente et Jean a la trentaine dépassée, mais ils pourraient
bien se comprendre.
Enfin, pour notre part, la façon dont nous abordons ces deux
personnages est très proche, notamment au niveau de la narration.
Ch. B. : J'aime
autant Henriette que Monsieur Jean.
Vous
travaillez actuellement sur une reprise d'Henriette en
gag de 2 planches, pour un public plus jeune (sur scénario de
Nathalie Roques et Anne Rozenblat). Quand pourra-t-on lire ce
nouvel album et chez quel éditeur ?
Ph.
D. : L'album devrait paraître un jour. Sincèrement, nous
ne pouvons en dire plus aujourd'hui : pas de secret de polichinelle,
juste des incertitudes. Mais bon, on va essayer de faire ça
bientôt.
Ch. B. : Nathalie et Anne n'écrivent
pas tous les scénarios, mais une partie seulement. Les histoires
sont publiées dans Je Bouquine, mais nous l'ambition ou la prétention,
c'est comme vous voulez, de nous adresser à tous les âges. Quand
et où pourrez-vous lire cet album ? Pour l'instant nous n'avons
rien décidé.
Etant
donné que vous réalisé beaucoup de travaux publicitaires, de
sérigraphies et d'illustrations n'avez-vous pas envie de les
voir regroupés dans un album (comme on l'a fait pour Floc'h'
ou Serge Clerc) ?
Ph.
D. : Je suis très attaché à la notion de livre, et précisément
au principe de cohérence. Il y a quelques auteurs (rares) comme
Loustal par exemple, qui peuvent se permettre de réunir des
illustrations provenant d'horizon très divers, pour réaliser
un ouvrage homogène. Un livre abouti dans le fond comme dans
la forme.
Parmi nos travaux éparses en illustration, qu'ils soient pour
la presse ou pour la publicité, je ne vois pas matière à éditer
un tel livre, en tous cas tel que j'aimerais le tenir entre
mes mains. Il est parfois préférable que certains dessins ne
quittent pas le domaine de l'éphémère et du consommable pour
lequel ils ont été conçus. Je ne renie pas ces dessins (ou très
peu d'entre eux), je pense juste que certaines choses ont leur
propre logique, et qu'elle ne s'applique pas partout.
Ch. B. : Oui bien sûr. Mais quand on
voit le livre de Floc'h', on se dit qu'il vaut mieux prendre
son temps et avoir du bon matériel avant de faire un tel livre.
D'un autre côté, Loustal en a déjà fait deux et ils sont tous
les deux passionnants. Une chose est sûre, pour nous, le moment
n'est pas encore venu.
Puisque
l'on parle d'auteurs, dites nous quels sont ceux qui vous ont
influencé, quel a été le rôle d'Yves Chaland dans votre carrière
et qui sont les nouveaux auteurs qui vous semblent intéressant
?
Ph.
D. : J'ai très peu connu Yves Chaland. Sinon il a eu une
très grande importance.
Pour le reste de la question : Joker ! Y répondre me semble
une entreprise pleine d'écueils. Non que j'ai quelque chose
de honteux à cacher, mais expliquer qui, pourquoi, à quelle
époque etc.
me décourage d'avance, sans parler du spectre
de l'omission impardonnable qui rôde. Il y en a eu beaucoup
et de très diverses. Pardonnez-moi la dérobade, je sais, c'est
particulièrement agaçant ! Mais au bout du compte, celui qui
continue à m'influencer le plus reste Charles Berbérian.
Ch. B. : Dans
le domaine de la bande dessinée, ceux qui nous ont influencé
sont assez nombreux. Je peux dire que chaque auteur dont le
travail m'a plu ou me plaît encore m'a influencé d'une manière
ou d'une autre (Hergé, Franquin, Jijé, Gring, Petit-Roulet,
J.-C. Denis, Avril, Clerc
la liste est longue). Et ce
n'est pas uniquement une question de dessin. Loustal et Tardi
ont une manière de se servir de leur style sur tous les supports
possibles (livres, toiles, affiches
) qui m'intéresse beaucoup.
Chaland, travaillant parallèlement pour la bande dessinée, l'illustration
et la publicité avec la même rigueur et la même exigence, a
été pour nous une sorte de modèle, c'est certain. Des nouveaux
auteurs il y en a plein. Je ne peux que vous conseiller de lire
l'album de Vincent Vanoli Simplicimus (L'association).
Sinon lisez et regarder La lettre américaine de Blutch
et son comix Mitchum tous les deux parus chez Cornélius. Je
me suis abonné à Endc, Extraits naturel de carnet, le
fanzine de Lolmède et il peut me compter parmi ses plus fidèles
lecteurs. Livret de phamille de J.-C. Menu est mon livre
de chevet (L'association). Approximativement de Lewis
Trondheim est posé juste à coté (Cornélius).
Voilà, voilà, lisez déjà tout ça.
Les
critiques qui saluent vos albums sont excellentes, vous avez
parmi les professionnels de la bande dessinée une très bonne
"image de marque" et pourtant les tirages de vos albums
ne sont pas à la hauteur de votre notoriété. Comment expliquez-vous
cela ?
Ph.
D. : Vraisemblablement, c'est que notre notoriété est à
la hauteur du tirage de nos albums. Bon, de toute façons ce
genre de problème n'est pas vraiment au cur de mes préoccupations.
Ce qui m'intéresse, c'est de continuer à faire les livres qui
me plaisent. Y arriver, c'est déjà pas mal d'énergie. L'énergie
qui reste, je préfère la préserver pour des choses que je trouve
plus importantes que les chiffres et l'ego. Bien sûr il m'arrive
de me prendre le chou avec ces bêtises pour finalement m'apercevoir
que je n'ai pas d'explication, et c'est mieux ainsi, car si
j'en avais une, elle risquerait fort de caresser dans le sens
du poil ma misanthropie maladive ! Non, allez sincèrement, ça va très bien comme ça.
Ch. B. : Peut-être que vous vous trompez,
peut-être que notre notoriété est à la hauteur de nos tirages,
c'est-à-dire pas énorme. Ou alors vous avez raison, je ne sais
pas. Qu'est-ce que vous voulez répondre à ça. En tous cas c'est
très flatteur tout ça, merci.
Comment voyez-vous
votre avenir dans la bande dessinée ? Quels sont vos principaux
projets dans l'avenir ? Pourriez-vous envisager une séparation
(même momentanée) ou des carrières en solo ?
Ph.
D. : Mon avenir dans la bande dessinée dépend bien entendu
de mon avenir avec Charles, mais aussi de la façon dont la bande
dessinée sera amenée à évoluer, en espérant qu'elle laisse une
petite place à mes envies, à la possibilité de concrétiser mes
(nos) projets.
Les projets ? Monsieur Jean, Henriette et si possible
beaucoup de livres imprévus.
Ch. B. : Plein
de projets, mais j'essaye le plus possible de ne pas me projeter
dans l'avenir. Tout ce que je peux dire, c'est qu'aujourd'hui,
à l'heure qu'il est, j'ai plus que jamais envie de faire de
la bande dessinée et j'ai encore envie de travailler avec Philippe
Dupuy. Voilà.
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