PLG:
Charles Berbérian, vous êtes né à Bagdad en Irak en 1959, mais
vous avez passé votre enfance à Beyrouth au Liban. Quelles étaient
vos lectures en matière de bandes dessinées ?
CB: J'ai passé mon enfance en Irak.
Là-bas, les seules bandes dessinées que l'on trouvait, à l'époque,
c'était des comics américains: Batman,
Superman, Flash, Green Lantern, etc...
Ce sont donc, les premiers trucs que j'ai lu. Plus tard, en
arrivant à Beyrouth, autour des 9-10 ans, je suis tombé sur
la collection des albums Tintin de mon grand frère. Il
recevait aussi toutes les semaines le journal de Tintin.
C'est comme ça que j'ai vraiment découvert la bande dessinée
franco-belge.
Peut-on dire que votre
culture BD à la base était la BD américaine ?
Oui, mais lorsque j'ai commencé
à dessiner, j'étais surtout influencé par la BD franco-belge.
En fait, je me suis mis à dessiner pour compléter ma collection
d'albums que je trouvais encore trop maigre. Je me souviens
en avoir fait un en une après-midi et d'avoir trouvé ça pas
si dur à fabriquer. C'était l'histoire d'un détective privé.
Pour la couverture, j'ai carrément repris un dessin de Ric
Hochet, celui où il rit bêtement en levant un bras au dos
de ses albums. Deux coups d'agraphes et hop ! j'avais mon livre.
Magique et pas cher.
Vis-à-vis de votre famille,
la lecture de bandes dessinées était-elle acceptée ?
Mes parents lisaient Astérix
et trouvaient ça bien, du coup c'est toute la bande dessinée
qui bénéficiait d'une image beaucoup moins vulgaire ou bétifiante.
En lire n'était pas aussi mal vu.
Dans votre environnement
familial, dessinait-on ?
Ma mère dessine un tout petit peu,
mon grand-père paternel est un peintre du dimanche. Malheureusement,
la plupart de ses toiles ont été dilapidées par mon oncle. Mais
le peu qu'il en reste, m'ont permis de voir que c'était un bon
aquarelliste très classique. Personne ne m'a poussé à dessiner.
J'y suis en fait venu, je le répète, pour pouvoir agrandir à
moindre frais ma collection d'albums. Il y aussi le fait que
lorsqu'on n'est doué ni pour la culture physique, ni pour les
maths, il faut bien trouver quelque chose pour s'affirmer auprès
de ses camarades de classe. Il se trouve que le dessin a été
pour moi, un bon moyen de me distinguer, et notamment mon habileté
à caricaturer Charles Bronson.
Et le jour où vous avez
décidé d'en faire votre métier, comment ont réagi vos parents
?
Il ne savent toujours pas que je
fais ce métier. Non, je plaisante. Mon père a plutôt mal réagi.
A l'époque, je faisais des études de médecine, et il se voyait
assez bien avec un médecin dans la famille.
A quel âge êtes-vous arrivé
en France , et quel souvenir gardez-vous de la découverte de
la BD ?
Je suis arrivé en France en 1975,
j'avais 16 ans. Mon premier festival de BD c'était à Clichy
(1), et c'était la première fois que je voyais des planches
originales. Une page de Blueberry, tirée de l'album Hors-La-Loi
m'a fortement impressionné, celle où on le voit rentrer à l'intérieur
d'une baraque désaffectée. Je me souviens être resté un bon
moment devant cette page (2). Il y avait là
aussi d'une planche originale de Franquin en noir et blanc avec
les indications de couleurs sur un calque posé dessus. Bref,
Pour moi, tout ça était très important, d'un seul coup ce monde
qui me fascinait n'était plus hors de portée. A Beyrouth, tout
était si loin...Mais là, les auteurs, leur travail, les choses
devenaient concrètes. Et puis, Paris était pour moi une caverne
d'Ali-Baba. Après le lycée, j'allais boulevard St-Germain à
la librairie Dupuis et j'étais soufflé de voir qu'il pouvait
exister une librairie entière consacrée à la bande dessinée.
Après le baccalauréat,
vous rentrez à l'Ecole Nationale Supérieure des Arts Appliqués
de Paris directement ?
Non, non. J'ai d'abord fait une
année de Médecine, où j'ai passé plus de temps à dessiner des
macchabées qu'à noter mes cours. J'ai donc arrêté mes études
au bout d'un an pour m'inscrire dans une école préparatoire
aux concours des Beaux-Arts, Arts Appliqués et Arts Déco. Et
là, j'ai passé la plus belle de mes années d'études. C'était
à l'Atelier Leconte. J'y ai fait la connaissance d'un prof,
François Lesvèque qui, détestant la bande dessinée, m'a amené
à m'intéresser à d'autres choses: l'affiche, la peinture, le
graphisme, etc... Parallèlement, j'essayais quand même de placer
mes bandes dessinées à gauche et à droite, Pilote, Métal,
etc... Elles étaient refusées systématiquement. Ce prof, je
l'ai croisé quelques années plus tard, Philippe et moi étions
alors des petits nouveaux à Fluide Glacial. Il m'a demandé
ce que je faisais, je lui ai montré Fluide, fier comme
un lampadaire. Il a eu mal pour moi.
Vous préfériez envoyer
vos planches aux revues professionnelles plutôt que de vous
adresser à des fanzines ?
Je connaissais très mal le monde
des fanzines, je n'en avais jamais acheté vraiment, et il n'y
en avait pas tant que cela d'ailleurs. J'étais un peu découragé
par la bande dessinée, et dans ces années-là (1980-1981) mes
premières publications ont été dans Le Monde du dimanche,
avec des illustrations, car j'en faisais beaucoup, j'avais fait
un dossier et je démarchais les éditeurs pour en vendre. J'étais
complètement fasciné par Tomi Ungerer et Ralph
Steadman (3). C'est ma rencontre avec Philippe Dupuy qui
m'a un peu ramené à la bande dessinée.
Comment s'est passé cette
rencontre avec Philippe Dupuy ?
Une fille à l'atelier Leconte,
m'a dit, un jour, qu'elle connaissait un certain Olivier Grojnowski
(O'Groj) qui éditait un fanzine et cherchait des dessinateurs.
Je vais le voir et lors d'une réunion que je fais la connaissance,
entre autres, de Philippe Dupuy. Je participe donc à la réalisation
d'un numéro de Band'à Part, et ça se passe plutôt bien;
Il y avait au sommaire des gens comme Pierre Disciullo, Bruno
Serinet, Larry Flash, Jean-Paul Aussel et même François Avril
qui était avec moi aux Arts Appliqués. Philippe Dupuy était
le plus pro de nous tous. Il avait déjà publié un peu partout
et avait un pied dans Spirou et l'autre à Métal
Hurlant où Fromental lui avait demandé un truc rigolo,
des gags en une page. Du coup, je lui écris un scénario. Comme
il avait bien aimé mes dessins dans Band'A Part, il me
propose de dessiner cette bande dessinée avec lui. On a mis
à peu près six mois pour faire six pages. Impubliables et d'ailleurs
impubliées. Cela dit, le résultat nous plaisait plus que ce
que nous faisions chacun de notre côté.
De quoi viviez-vous à
l'époque ?
J'étais encore chez mes parents.
Je commencais à placer des dessins, par exemple chez un éditeur
de Courbevoie, J.F.(Jean Farcigny), qui était spécialisé dans
les enveloppes premier jour. un type assez trappu et paternaliste
derrière son bureau qui me donnait de l'argent contre de petits
dessins qu'il imprimait sur ses enveloppes. Ca me faisait mon
argent de poche pour m'acheter des disques et tout... En fait,
il m'a pas mal dépanné quand il a fallu que je me débrouille
tout seul. Des fois je me prenais au jeu et j'essayais des tas
de styles différents, mais c'était vraiment pour le fric, du
boulot alimentaire. Quand on a commencé à travailler dans Fluide,
on n'était pas tellement obsédé par l'argent, on en gagnait
d'ailleurs peu et pourtant on se débrouillait, ce qui nous motivait
avant tout, c'était de publier des trucs. L'argent passait au
second plan, même s'il fallait payer son loyer, et si l'on avait
parfois quelques sueurs froides à la fin du mois. Mais on avait
beaucoup plus peur de manquer d'idées que de manquer d'argent.
Comment analysez-vous
rétrospectivement votre travail au sein du duo Dupuy-Berbérian
lors des débuts (1983-1984) ?
C'est une méthode de travail qui
s'est imposée d'elle-même, il y a des moments où l'un travaillait
plus les scénarios et d'autres moments où c'était l'inverse
selon le type d'histoire. On discutait quand même pas mal des
scénarios à 2, ce que l'on continue encore de faire. Mais il
n'y a pas de convention nette et précise, tout se fait donc
en fonction des disponibilités de chacun. Par exemple, quand
Philippe faisait son Service Militaire, il était moins disponible.
Après, selon les problèmes personnels de chacun, cette méthode
de travail s'est adaptée et c'est pourquoi c'est assez compliqué
d'en parler. Cette interaction s'est faite de façon naturelle.
Bien sûr, il y a eu des engueulades et des moments inconfortables,
notamment au début où l'on perdait chacun de vue son propre
travail. A partir du moment où l'entité a commencé a exister
réellement, le problème de la propriété personnelle s'est moins
posé puisque ce que l'on faisait appartenait à nous deux automatiquement.
Il y avait moins le désir de s'approprier une partie spécifique
de chaque case ou chaque phrase du scénario. En plus en évoluant,
nous nous sommes piqué des trucs mutuellement, donc aujourd'hui
il est impossible de savoir ce qui nous appartient réellement.
Si l'on prend par exemple le personnage d'Henriette, il s'agit
au départ d'un projet que j'ai trouvé dans les cartons de Philippe.
Il n'était pas très chaud pour s'y remettre et on l'a complètement
remodelé. Je voulais en faire un personnage positif, je ne voulais
pas qu'on se moque d'elle. Donc, au bout du compte ce personnage
appartient autant à l'un qu'à l'autre. Pour M.Jean, je ne me
rappelle pas du tout comment cela s'est fait. C'est très très
vague dans mon esprit, on nous avait demandé de faire une histoire
pour le recueil Frank Margerin Présente et comme j'avais
beaucoup aimé l'album Soirs de Paris de Petit-Roulet
et Avril, j'avais demandé à Philippe Petit-Roulet de nous faire
un scénario. Il l'a fait mais cela ressemblait trop à ce qu'il
avait fait pour Avril, donc on lui a laissé et du coup Philippe
(Dupuy) a fait un scénario qui est devenu la première histoire
de M.Jean sur le thème de la fête. Là-dessus, je me suis dit
que ce personnage était bien et l'on s'est dit que l'on pouvait
peut-être en faire quelque chose. En plus, nous avions envie
de travailler avec un personnage plus proche de nous, plus contemporain
qu'Henriette et ce M.Jean convenait complètement.
Pensez-vous que vous feriez
encore de la Bande Dessinée si vous n'aviez pas rencontré Philippe
Dupuy ?
Avant notre rencontre, Philippe
Dupuy avait un univers graphique et narratif déjà en place avec
par exemple le Père Gaspard dans Aïe. Si cette revue
avait continué de paraître, je ne vois pas comment nous aurions
pu travailler un jour ensemble... Cela dit, au début de notre
collaboration, tous nos projets étaient refusés. Métal Hurlant,
(A Suivre), Pilote, personne ne voulait de nous.
En désespoir de cause, nous avions laissé notre dossier à Fluide
Glacial. Et là, Diament nous a dit que ça les intéressait.
Si Gotlib et lui ne nous avaient pas dit OK, nous n'aurions
probablement pas continué à travailler ensemble.
Malgré tout, en dix ans
de collaboration professionnelle totale on constate que vous
restez fidèle à la Bande Dessinée, en vous diversifiant mais
en continuant malgré tout de faire de la BD.
Le mot professionnel a vraiment
été un problème à résoudre à un moment donné. A l'époque de
Fluide Glacial, nous étions vraiment devenus ce qu'il
est convenu d'appeller, des professionnels de la Bande Dessinée.
Et nous avons quitté Fluide en partie pour cette raison.
Nous étions obligés de produire chaque mois une nouvelle histoire
et nous vivions assez mal cette situation, pour 3 raisons: Un:
Henriette ne rencontrait pas tout le succès espéré auprès des
lecteurs. Deux: cela n'améliorait pas nos relations avec le
rédacteur-en-chef, Jacques Diament. Et enfin, trois: notre dessin
s'était vidé de son intérêt. Notre départ a été très important;
d'une part il nous a donné le temps de nous diversifier et de
développer notre activité d'illustrateurs (une activité qui
n'empêche pas le dessin d'évoluer). La Bande Dessinée est un
travail extrêmement laborieux, dur et astreignant et si l'on
ne fait que ça pour en vivre on n'a pas le temps de faire autre
chose. Or, Philippe et moi n'avons jamais perdu de vue que nous
voulions vivre les histoires avant de les raconter. Aujourd'hui,
je ne me considère plus tellement comme un professionnel de
la Bande Dessinée, j'en fait parce que je ne peux pas m'en passer,
par plaisir pur, même s'il y a des tensions avec notre éditeur.
En revanche, nous sommes des professionnels du dessin. En ce
qui concerne la BD, nous avons retrouvé le plaisir de raconter
des histoires et d'en faire, ce que l'on peut considérer comme
un luxe. Une fois que l'on a gagné assez d'argent par nos activités
d'illustrateur et que l'on a envie de faire un album de BD,
nous nous accordons ce plaisir et du coup, on retrouve un plaisir
fou à en faire à nouveau, sans contraintes, ce qui est très
important pour moi.
Peut-on dire que votre
collaboration à Fluide Glacial fut vécu comme un passage obligé,
une Ecole en quelque sorte ?
En ce qui nous concerne, l'exercice
a été profitable. Mais je pense que l'on aurait dû partir un
an plus tôt. On peut très bien se passer d'une expérience de
ce type si l'on sait raconter des histoires (comme c'est le
cas de Jean-Claude Götting par exemple)
Quel souvenir gardez-vous
du travail réalisé pour votre premier album, Petit Peintre qui
peut être perçu comme une carte de visite montrant vos capacités
pour une BD plus ambitieuse. Philippe Dupuy raconte dans son
interview qu'il a constaté que certaines personnes ignorent
totalement votre passage à Fluide mais en revanche gardent un
très bon souvenir de votre album Petit Peintre.
Pour moi, Petit Peintre,
Henriette et M. Jean sont liés. Pas graphiquement
bien sûr, mais l'ambition est équivalente dans les 3 cas. Le
seul album que je place en retrait, c'est Klondike, mais
Petit Peintre reste un très bon souvenir car on a vraiment
appris à se connaître en faisant cet album ensemble, et cela
a été le catalyseur de notre entité. A partir du moment où ce
livre est sorti, notre entité existait, nos deux noms liés imprimés
sur la couverture prenaient le pas sur tous nos travaux antérieurs
réalisés individuellement.
Pourquoi avoir fait Klondike
? Pour vous permettre de quitter Fluide ?
Parce que Klondike est un
vieux rêve d'enfant, une dette envers nos lectures d'adolescent,
Hergé, Morris, tous ces gens-là. J'aimais beaucoup l'ambiance
Ruée vers l'Or, j'étais tombé sur un livre racontant
cette épopée avec plein de photos et Philippe avait trouvé une
idée qui nous a donné envie de faire l'album, l'histoire d'un
type qui court après l'or et qui, en même temps, hérite d'une
fortune sans le savoir.
Par rapport à Philippe
Dupuy, vous avez développé une activité de scénariste avec d'autres
dessinateurs (Avril, Walter Minus, Aussel, Stanislas, Moynot).
Vous sentez-vous plus scénariste que dessinateur ?
En fait, j'ai travaillé avec des
amis, je ne travaille pas pour n'importe qui, par exemple Le
Pigeon s'est fait en discutant avec Jean-Claude (Götting)
qui faisait un scénario pour Stanislas. Il faut que le dessin
proposé me plaise et provoque en moi quelque chose parce que
sinon je ne démarre pas au quart-de-tour. Un scénariste c'est
quelqu'un qui a des idées à tire-lariguot, or ce n'est pas mon
cas. La survie de notre entité avec Philippe est aussi dûe au
fait que la personnalité de chacun a toujours été affirmée et
donc nous avons toujours eu une vie indépendante au sein de
cette entité. Le scénario est une partie émergeante de cet iceberg
de travail que chacun fournit au sein de cette entité où n'existe
aucune hiérarchie. C'est donc une manière de développer ma propre
personalité, et d'affirmer aussi une amitié avec un auteur dont
j'admire le travail. Je n'ai pas envie de développer une activité
de scénariste à tout prix.
Pour quelles raisons ?
Encore une fois, parce que je ne
tiens pas être un professionnel de la bande dessinée, le genre
de personne prête à pondre un scénario pour n'importe qui à
n'importe quel moment.
C'est étonnant, on a l'impression
à vous entendre que la bande dessinée n'est plus votre passion
première...
Si, la bande dessinée reste mon
moyen d'expression privilégié. L'ambiguité vient du terme professionnel
de la bande dessinée. Je ne veux plus être obligé de faire de
la bande dessinée ou de raconter une histoire pour gagner ma
vie, je le fais pour cultiverune sorte de jardin secret.
On constate que c'est
un cas de figure de plus en plus fréquent chez les auteurs de
votre génération par rapport à celle d'il y a 20-30 ans, qui
désirent obtenir des conditions de travail de ce type.
C'est vrai, et je crois que tout
ça fait un bien fou à la bande dessinée.
La baisse de la vente
moyenne d'un album y est-elle pour quelque chose ?
Je crois que c'est lié. Les gens
n'achètent pas de la bande dessinée uniquement par habitude,
mais aussi par envie. Des albums faits par des gens qui ne prennent
pas de plasir à faire ce qu'ils font, mais uniquement pour gagner
de l'argent ne font pas selon moi des albums que l'on a envie
de lire.
Etre auteur de bandes
dessinées ne serait plus selon vous un métier ?
Il y a une ambiguité à ce propos.
Disons que ce n'est pas seulement un métier. transposons le
problème dans le domaine musical par exemple; j'ai lu une interview
d'un groupe de Rock qui racontait qu'ils étaient arrivés avec
leur premier album qui comportait des chansons qu'ils trimbalaient
depuis plusieurs années, écrites à une époque où le Rock n'était
pas encore un métier pour eux. Ils y racontaient leur impressions,
ce qu'ils voyaient autour d'eux; l'album sort, c'est un succès
et cela devient pour eux un métier. Arrive le moment de faire
le deuxième album, il reste un stock des chansons écrites avant
qu'ils deviennent des professionnels du Rock et au bout du troisième,
cela devient un problème car ils n'ont plus rien à raconter
à part les séances d'enregistrement en studio, leurs concerts,
etc. Leur vie tourne en rond. En bande dessinée c'est pareil,
si on ne se ressource pas. Je crois qu'on doit vivre ce qu'un
jour on racontera. Ce n'est pas propre uniquement à l'auteur
qui a une démarche autobiographique. regardez Pratt avec Corto
Maltese. J'ai lu son livre de souvenirs - Le désir d'être
inutile - (quel beau tître). Tout Corto Maltese est dans
sa vie, ses rencontres, ses cicatrices... Et Moebius n'aurait
probablement pas réalisé Les Jardins d'Edena s'il n'avait
pas touché à l'instinctothérapie. Et que dire de La Nuit
de Philippe Druillet... En ce qui concerne l'écriture autobiographique
pure, j'avoue que j'aime beaucoup ce type de bande dessinée
qui remonte à Crumb ou Gotlib, et qui amène de nouveaux auteurs
comme Lewis Trondheim ou Jean-Christophe Menu. J'y retrouve
un plaisir de lecture que j'avais perdu ces derniers temps.
A l'inverse, quel regard
portez-vous sur un auteur comme Morris qui à l'âge de 71 ans
et après 50 ans de carrière continue de faire exclusivement
une seule et unique série, Lucky Luke ?
Premièrement, c'est forcément quelqu'un
dont l'attitude en tant qu'auteur ne me fascine pas, ce n'est
donc pas un exemple à suivre pour moi. D'un autre côté, Lucky
Luke reste quand même une lecture d'enfant, puis d'adolescent,
en plus il a réalisé des albums d'une très grande qualité, tant
sur le plan graphique, que sur le plan des histoires. L'opinion
que j'ai sur Morris est avant tout une opinion de lecteur, je
lui suis reconnaissant d'avoir fait tout ces albums, puisqu'il
m'a donné beaucoup de plaisir de lecture. Ceci dit, il y a des
auteurs comme Giraud, Tardi ou Loustal qui sont beaucoup plus
des exemples pour moi car leur dessin sert à plusieurs supports
différents, ils sont éclectiques et ont une manière de faire
évoluer leur dessin plsu intéressante, même si dans le cas de
Giraud cela peut amener à des excès critiquables, mais son attitude
ne l'est jamais, car il se remet en question et son dessin veut
toujours dire quelque chose. On peut dire que pour Giraud, la
bande dessinée est à la fois une manière de vivre et une manière
de gagner sa vie et j'aime bien cette idée-là. Morris, c'est
une autre Ecole, un autre état d'esprit, mais cela reste bien
sûr un fantastique dessinateur. Son cas n'est pas isolé,des
tas d'auteurs ont fait comme lui. Franquin qui est de sa génération
est plus rapprochable de Giraud par exemple, car il a utilisé
3 vocabulaires graphiques bien distincts qu'il a chacun mené
à son apogée et dans chacun d'eux il a généré toute une Ecole
de dessinateurs différents. Et je trouve ça très très fort,
car on sent que tout cela s'est fait naturellement.
Graphiquement, aujourd'hui
de quelle Ecole ou de quels auteurs vous revendiquez-vous ?
Vis-à-vis de la Ligne Claire par exemple ?
Un peu tout le monde. En fait,
je pense que l'évolution graphique s'est faite à chaque fois
en fonction de ce que l'on voulait raconter, nos histoires "dirigeaient"
le dessin. Par exemple Petit Peintre se situait dans
les années 20, nous avons donc voulu retrouver une ambiance
expressionniste et celle des illustrateurs de ces années-là,
d'où les cadrages, la pureté des lignes qui ne sont d'ailleurs
pas très éloignés de ceux des années 50. D'où la parenté à la
Ligne Claire. Pour Graine de Voyou, le style a vraiment été
façonné par le style des histoires que l'on voulait raconter.
M. Jean a un style beaucoup plus narratif car ce sont des histoires
d'observation, on installe une ambiance pour montrer dans quel
environnement se déplace M. Jean d'où le choix d'endroits précis
à Paris, la Gare de l'Est, le Canal St-Martin, les bistrots,
les magasins, son appartement. La Ligne Claire, c'est quelque
chose d'assez ambigu pour nous. Il y a beaucoup d'influence
du côté de Chaland et d'Hergé. En même temps, c'est vrai que
nous avons été imprégnés par une époque. Mais quand nous faisions
Henriette, notre style n'était pas tout à fait de la Ligne Claire.
Le quiproquo vient du fait que l'on a une certaine fascination
pour les dessinateurs des années 20 comme Paul Colin, comme
Marti, Benito et ces gens-là travaillaient dans un style apparenté
aujourd'hui Ligne Claire. N'oublions pas qu'Hergé a commencé
à travailler dans les années 20. Pour nous cela a commencé avec
le port-folio Chantal Thomass qui est un hommage à ces dessinateurs-là
et que certaines personnes ont pris pour un hommage à Floc'h
! Si les gens prennent cela pour de la Ligne Claire, c'est un
quiproquo dû peut-être à un manque de moyens graphiques de notre
part et aussi un manque de culture visuelle du public qui fait
forcément référence à Hergé et aux années 50.
Ne croyez-vous pas que
c'est aussi dû au fait que vous êtes issu d'une génération d'auteurs
qui, par rapport à ses aînés possède une culture graphique plus
riche...
Franchement, je ne pense pas. Lorsqu'on
lit les entretiens de Hergé ou Franquin, on constate qu'ils
possèdaient une bonne culture graphique.
Mais jamais Franquin n'aurait
eu la prétention de faire des références par exemple à Matisse
dans ses bandes dessinées comme vous le faite, ou alors d'une
façon beaucoup plus discrète à travers un décor.
A ce tître, l'attitude de Franquin
est extrêmement pertinente. Dans les années 50, il utilisait,
pour les décors, le mobilier de son époque. C'est une des raisons
pour laquelle dans notre prochaîn album, une histoire se passe
dans un appartement très contemporain qui sera meublé avec du
Garouste et Bonnetti (4). M. Jean a chez lui
du mobilier de récupération comme Philippe et moi en avons eu
pendant des années. Là, il nous était difficile de mettre du
Garouste et Bonnetti car M.Jean n'a pas encore les moyens de
se le payer. La référence à Matisse c'est parce que nous aimons
beaucoup ses peintures. Mais nous ne limitons pas à ce type
de références. Par exemple, dans le même album , il y a une
scène avec un billard et au mur on aperçoit l'affiche que Götting
a fait sur ce thème. Dans le tome 2 de M.Jean, l'histoire qui
se passe au Portugal est directement liée à Jean Giraud. J'avais
lu à 17 ans une interview de lui dans le bouquin
de Numa Sadoul (5) où il disait qu'il s'était écrit à lui-même
une lettre à 15 ans pour quand il serait grand, j'ai trouvé
cette idée et j'ai fait la même chose. Mais je l'ai tellement
bien rangée, que je ne l'ai jamais retrouvée ! J'ai fouillé
partout chez mes parents, j'ai mis à sac mes affaires...Rien.
Et nous avons repris cette anecdote pour M.Jean ! Nous venons
d'illustrer des textes de Pierre Mac Orlan (6)
où nous avons fait un petit peu, Philippe et mo, notre Gus Bofa.
Nous n'aurions jamais découvert l'illustrateur Gus Bofa si Tardi
ne nous avait pas fait plonger le nez dedans. Sincèrement dans
mon esprit il n'y a ni chronologie, ni hiérarchie. A partir
du moment où j'aime bien quelqu'un, il rentre dans mon Panthéon
personnel. Toutes les images à tirage limité que nous faisons
avec Philippe sont un peu le reflet de ce Panthéon, comme Tati,
Joséphine Baker, Hergé. Ces références-là se font un peu en
fonction des rencontres; j'ai un peu perdu de vue Tomi Ungerer
et Ralph Steadman qui étaient mes références à une époque.
Et il y a aussi vos copains,
vos amis auteurs, ceux de votre génération que vous citez abondamment
et les autres dont vous vous sentez graphiquement proches. La
fameuse Ecole de Pigalle ?
Au départ de ce phénomène, il y
a l'amitié avec François Avril qui remonte à 1981 aux Arts Appliqués.
Il a commencé à publier dans Je Bouquine en 1984 et nous
dans Fluide à la même époque. A partir de ce moment-là,
il y a eu une espèce d'émulation, de concurrence, d'influence
mutuelle qui font qu'a chaque travail réalisé nous avons un
autre regard sur ce que l'on fait. Ce regard peut à la fois
être assez refroidissant et enthousiasmant si le regard de l'autre
est très positif, on peut communiquer directement ce que l'on
fait. Ce regard s'est étendu à d'autres comme Petit-Roulet ou
Götting; nous avons demandé à Philippe Petit-Roulet une postface
pour Petit Peintre et il nous a fait retravailler certaines
scènes. J'aime beaucoup Le Cirque Flop, Macumba River.
L'avis de ces gens-là ont été importants pour nous et avec le
temps nos relation se sont transformées pour être surtout amicales
aujourd'hui, parce qu'ils ne font plus de bande dessinée et
l'illustration étant un travail plus personnel, les échanges
sont moins nécessaires. Grâce à Avril, nous sommes rentrés dans
ce giron de dessinateurs voisins les uns des autres (Chaland,
Serge Clerc, Loustal, Ted Benoit). Comme je suis fasciné par
les histoires de bandes d'artistes comme les surréalistes, les
dadaïstes, pour ce qu'elles génèrent dans le travail, cela a
été important pour nous d'en faire partie. Maintenant, c'est
en train de changer, nous avons des rapports avec d'autres auteurs
comme Blutch, Hervé Tullet (un illustrateur), l'Association.
La rencontre avec Chaland
?
Chaland, c'est d'abord une influence.
La comète de Carthage et Le Jeune Albert ont été un des
chocs de lecture qui ont marqué nos années d'apprentissage en
bande dessinée. Il a été un des premiers à avoir une attitude
très ouverte dans le monde de la bande dessinée, à faire à la
fois énormément de sérigraphies, d'illustrations et de travaux
publicitaires en plus de bandes dessinées, or il avait quasiment
notre âge et pour nous c'était déjà une star, Métal y
était pour beaucoup. Sa carrière et celle de Serge Clerc par
exemple, nous faisaient envie. Ce n'est pas un hasard, si aujourd'hui,
nous avons un parcours semblable... Son avis était important.
Il n'aimait pas du tout Klondike qu'il trouvait consternant.
Par contre, il aimait bien Petit Peintre.
Revenons à vos lieux de
travail: Philippe travaille actuellement dans un atelier qu'il
partage avec Blutch et un illustrateur quand à vous vous travaillez
seul chez vous. Y a-t-il une raison précise ?
C'est un concours de circonstances.
Il se trouve que Blutch et Hervé Tullet sont de très bons amis
avec lesquels nous avons de bons échanges motivants. Mais en
ce qui me concerne, je ne suis pas totalement isolé, je déjeune
régulièrement avec eux, ou avec François Avril ou Loustal. En
fait j'aime bien travailler chez moi, seul, en musique...
Quel genre de musique
écoutez-vous ?
J'adore tomber sur un disque que
je vais écouter en boucle pendant plusieurs jours tout en travaillant.
Ca arrive rarement, mais ça arrive. Les derniers en date sont
Here, My Dear de Marvin Gaye, et Five Leaves left
de Nick Drake (7).
Comment faites-vous pour
vous ressourcer, pour trouver de nouvelles idées, en lectures,
cinéma, théatre et toutes ces sortes de choses ?
J'achète énormément de livres.
Mais le principal truc pour nous ressourcer c'est de sortir
dans la rue et de regarder autour de nous
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