Propos recueillis à Paris le 9 avril 1994 par Philippe Morin, Dominique Poncet et Pierre-Marie Jamet et corrigés par Charles Berbérian en juillet 1994.
(Dossier DUPUY & BERBERIAN, PLG n°30)

 

Charles BERBERIAN



PLG: Charles Berbérian, vous êtes né à Bagdad en Irak en 1959, mais vous avez passé votre enfance à Beyrouth au Liban. Quelles étaient vos lectures en matière de bandes dessinées ?

CB: J'ai passé mon enfance en Irak. Là-bas, les seules bandes dessinées que l'on trouvait, à l'époque, c'était des comics américains: Batman, Superman, Flash, Green Lantern, etc... Ce sont donc, les premiers trucs que j'ai lu. Plus tard, en arrivant à Beyrouth, autour des 9-10 ans, je suis tombé sur la collection des albums Tintin de mon grand frère. Il recevait aussi toutes les semaines le journal de Tintin. C'est comme ça que j'ai vraiment découvert la bande dessinée franco-belge.

Peut-on dire que votre culture BD à la base était la BD américaine ?

Oui, mais lorsque j'ai commencé à dessiner, j'étais surtout influencé par la BD franco-belge. En fait, je me suis mis à dessiner pour compléter ma collection d'albums que je trouvais encore trop maigre. Je me souviens en avoir fait un en une après-midi et d'avoir trouvé ça pas si dur à fabriquer. C'était l'histoire d'un détective privé. Pour la couverture, j'ai carrément repris un dessin de Ric Hochet, celui où il rit bêtement en levant un bras au dos de ses albums. Deux coups d'agraphes et hop ! j'avais mon livre. Magique et pas cher.

Vis-à-vis de votre famille, la lecture de bandes dessinées était-elle acceptée ?

Mes parents lisaient Astérix et trouvaient ça bien, du coup c'est toute la bande dessinée qui bénéficiait d'une image beaucoup moins vulgaire ou bétifiante. En lire n'était pas aussi mal vu.

Dans votre environnement familial, dessinait-on ?

Ma mère dessine un tout petit peu, mon grand-père paternel est un peintre du dimanche. Malheureusement, la plupart de ses toiles ont été dilapidées par mon oncle. Mais le peu qu'il en reste, m'ont permis de voir que c'était un bon aquarelliste très classique. Personne ne m'a poussé à dessiner. J'y suis en fait venu, je le répète, pour pouvoir agrandir à moindre frais ma collection d'albums. Il y aussi le fait que lorsqu'on n'est doué ni pour la culture physique, ni pour les maths, il faut bien trouver quelque chose pour s'affirmer auprès de ses camarades de classe. Il se trouve que le dessin a été pour moi, un bon moyen de me distinguer, et notamment mon habileté à caricaturer Charles Bronson.

Et le jour où vous avez décidé d'en faire votre métier, comment ont réagi vos parents ?

Il ne savent toujours pas que je fais ce métier. Non, je plaisante. Mon père a plutôt mal réagi. A l'époque, je faisais des études de médecine, et il se voyait assez bien avec un médecin dans la famille.

A quel âge êtes-vous arrivé en France , et quel souvenir gardez-vous de la découverte de la BD ?

Je suis arrivé en France en 1975, j'avais 16 ans. Mon premier festival de BD c'était à Clichy (1), et c'était la première fois que je voyais des planches originales. Une page de Blueberry, tirée de l'album Hors-La-Loi m'a fortement impressionné, celle où on le voit rentrer à l'intérieur d'une baraque désaffectée. Je me souviens être resté un bon moment devant cette page (2). Il y avait là aussi d'une planche originale de Franquin en noir et blanc avec les indications de couleurs sur un calque posé dessus. Bref, Pour moi, tout ça était très important, d'un seul coup ce monde qui me fascinait n'était plus hors de portée. A Beyrouth, tout était si loin...Mais là, les auteurs, leur travail, les choses devenaient concrètes. Et puis, Paris était pour moi une caverne d'Ali-Baba. Après le lycée, j'allais boulevard St-Germain à la librairie Dupuis et j'étais soufflé de voir qu'il pouvait exister une librairie entière consacrée à la bande dessinée.

Après le baccalauréat, vous rentrez à l'Ecole Nationale Supérieure des Arts Appliqués de Paris directement ?

Non, non. J'ai d'abord fait une année de Médecine, où j'ai passé plus de temps à dessiner des macchabées qu'à noter mes cours. J'ai donc arrêté mes études au bout d'un an pour m'inscrire dans une école préparatoire aux concours des Beaux-Arts, Arts Appliqués et Arts Déco. Et là, j'ai passé la plus belle de mes années d'études. C'était à l'Atelier Leconte. J'y ai fait la connaissance d'un prof, François Lesvèque qui, détestant la bande dessinée, m'a amené à m'intéresser à d'autres choses: l'affiche, la peinture, le graphisme, etc... Parallèlement, j'essayais quand même de placer mes bandes dessinées à gauche et à droite, Pilote, Métal, etc... Elles étaient refusées systématiquement. Ce prof, je l'ai croisé quelques années plus tard, Philippe et moi étions alors des petits nouveaux à Fluide Glacial. Il m'a demandé ce que je faisais, je lui ai montré Fluide, fier comme un lampadaire. Il a eu mal pour moi.

Vous préfériez envoyer vos planches aux revues professionnelles plutôt que de vous adresser à des fanzines ?

Je connaissais très mal le monde des fanzines, je n'en avais jamais acheté vraiment, et il n'y en avait pas tant que cela d'ailleurs. J'étais un peu découragé par la bande dessinée, et dans ces années-là (1980-1981) mes premières publications ont été dans Le Monde du dimanche, avec des illustrations, car j'en faisais beaucoup, j'avais fait un dossier et je démarchais les éditeurs pour en vendre. J'étais complètement fasciné par Tomi Ungerer et Ralph Steadman (3). C'est ma rencontre avec Philippe Dupuy qui m'a un peu ramené à la bande dessinée.

Comment s'est passé cette rencontre avec Philippe Dupuy ?

Une fille à l'atelier Leconte, m'a dit, un jour, qu'elle connaissait un certain Olivier Grojnowski (O'Groj) qui éditait un fanzine et cherchait des dessinateurs. Je vais le voir et lors d'une réunion que je fais la connaissance, entre autres, de Philippe Dupuy. Je participe donc à la réalisation d'un numéro de Band'à Part, et ça se passe plutôt bien; Il y avait au sommaire des gens comme Pierre Disciullo, Bruno Serinet, Larry Flash, Jean-Paul Aussel et même François Avril qui était avec moi aux Arts Appliqués. Philippe Dupuy était le plus pro de nous tous. Il avait déjà publié un peu partout et avait un pied dans Spirou et l'autre à Métal Hurlant où Fromental lui avait demandé un truc rigolo, des gags en une page. Du coup, je lui écris un scénario. Comme il avait bien aimé mes dessins dans Band'A Part, il me propose de dessiner cette bande dessinée avec lui. On a mis à peu près six mois pour faire six pages. Impubliables et d'ailleurs impubliées. Cela dit, le résultat nous plaisait plus que ce que nous faisions chacun de notre côté.

De quoi viviez-vous à l'époque ?

J'étais encore chez mes parents. Je commencais à placer des dessins, par exemple chez un éditeur de Courbevoie, J.F.(Jean Farcigny), qui était spécialisé dans les enveloppes premier jour. un type assez trappu et paternaliste derrière son bureau qui me donnait de l'argent contre de petits dessins qu'il imprimait sur ses enveloppes. Ca me faisait mon argent de poche pour m'acheter des disques et tout... En fait, il m'a pas mal dépanné quand il a fallu que je me débrouille tout seul. Des fois je me prenais au jeu et j'essayais des tas de styles différents, mais c'était vraiment pour le fric, du boulot alimentaire. Quand on a commencé à travailler dans Fluide, on n'était pas tellement obsédé par l'argent, on en gagnait d'ailleurs peu et pourtant on se débrouillait, ce qui nous motivait avant tout, c'était de publier des trucs. L'argent passait au second plan, même s'il fallait payer son loyer, et si l'on avait parfois quelques sueurs froides à la fin du mois. Mais on avait beaucoup plus peur de manquer d'idées que de manquer d'argent.

Comment analysez-vous rétrospectivement votre travail au sein du duo Dupuy-Berbérian lors des débuts (1983-1984) ?

C'est une méthode de travail qui s'est imposée d'elle-même, il y a des moments où l'un travaillait plus les scénarios et d'autres moments où c'était l'inverse selon le type d'histoire. On discutait quand même pas mal des scénarios à 2, ce que l'on continue encore de faire. Mais il n'y a pas de convention nette et précise, tout se fait donc en fonction des disponibilités de chacun. Par exemple, quand Philippe faisait son Service Militaire, il était moins disponible. Après, selon les problèmes personnels de chacun, cette méthode de travail s'est adaptée et c'est pourquoi c'est assez compliqué d'en parler. Cette interaction s'est faite de façon naturelle. Bien sûr, il y a eu des engueulades et des moments inconfortables, notamment au début où l'on perdait chacun de vue son propre travail. A partir du moment où l'entité a commencé a exister réellement, le problème de la propriété personnelle s'est moins posé puisque ce que l'on faisait appartenait à nous deux automatiquement. Il y avait moins le désir de s'approprier une partie spécifique de chaque case ou chaque phrase du scénario. En plus en évoluant, nous nous sommes piqué des trucs mutuellement, donc aujourd'hui il est impossible de savoir ce qui nous appartient réellement. Si l'on prend par exemple le personnage d'Henriette, il s'agit au départ d'un projet que j'ai trouvé dans les cartons de Philippe. Il n'était pas très chaud pour s'y remettre et on l'a complètement remodelé. Je voulais en faire un personnage positif, je ne voulais pas qu'on se moque d'elle. Donc, au bout du compte ce personnage appartient autant à l'un qu'à l'autre. Pour M.Jean, je ne me rappelle pas du tout comment cela s'est fait. C'est très très vague dans mon esprit, on nous avait demandé de faire une histoire pour le recueil Frank Margerin Présente et comme j'avais beaucoup aimé l'album Soirs de Paris de Petit-Roulet et Avril, j'avais demandé à Philippe Petit-Roulet de nous faire un scénario. Il l'a fait mais cela ressemblait trop à ce qu'il avait fait pour Avril, donc on lui a laissé et du coup Philippe (Dupuy) a fait un scénario qui est devenu la première histoire de M.Jean sur le thème de la fête. Là-dessus, je me suis dit que ce personnage était bien et l'on s'est dit que l'on pouvait peut-être en faire quelque chose. En plus, nous avions envie de travailler avec un personnage plus proche de nous, plus contemporain qu'Henriette et ce M.Jean convenait complètement.

Pensez-vous que vous feriez encore de la Bande Dessinée si vous n'aviez pas rencontré Philippe Dupuy ?

Avant notre rencontre, Philippe Dupuy avait un univers graphique et narratif déjà en place avec par exemple le Père Gaspard dans Aïe. Si cette revue avait continué de paraître, je ne vois pas comment nous aurions pu travailler un jour ensemble... Cela dit, au début de notre collaboration, tous nos projets étaient refusés. Métal Hurlant, (A Suivre), Pilote, personne ne voulait de nous. En désespoir de cause, nous avions laissé notre dossier à Fluide Glacial. Et là, Diament nous a dit que ça les intéressait. Si Gotlib et lui ne nous avaient pas dit OK, nous n'aurions probablement pas continué à travailler ensemble.

Malgré tout, en dix ans de collaboration professionnelle totale on constate que vous restez fidèle à la Bande Dessinée, en vous diversifiant mais en continuant malgré tout de faire de la BD.

Le mot professionnel a vraiment été un problème à résoudre à un moment donné. A l'époque de Fluide Glacial, nous étions vraiment devenus ce qu'il est convenu d'appeller, des professionnels de la Bande Dessinée. Et nous avons quitté Fluide en partie pour cette raison. Nous étions obligés de produire chaque mois une nouvelle histoire et nous vivions assez mal cette situation, pour 3 raisons: Un: Henriette ne rencontrait pas tout le succès espéré auprès des lecteurs. Deux: cela n'améliorait pas nos relations avec le rédacteur-en-chef, Jacques Diament. Et enfin, trois: notre dessin s'était vidé de son intérêt. Notre départ a été très important; d'une part il nous a donné le temps de nous diversifier et de développer notre activité d'illustrateurs (une activité qui n'empêche pas le dessin d'évoluer). La Bande Dessinée est un travail extrêmement laborieux, dur et astreignant et si l'on ne fait que ça pour en vivre on n'a pas le temps de faire autre chose. Or, Philippe et moi n'avons jamais perdu de vue que nous voulions vivre les histoires avant de les raconter. Aujourd'hui, je ne me considère plus tellement comme un professionnel de la Bande Dessinée, j'en fait parce que je ne peux pas m'en passer, par plaisir pur, même s'il y a des tensions avec notre éditeur. En revanche, nous sommes des professionnels du dessin. En ce qui concerne la BD, nous avons retrouvé le plaisir de raconter des histoires et d'en faire, ce que l'on peut considérer comme un luxe. Une fois que l'on a gagné assez d'argent par nos activités d'illustrateur et que l'on a envie de faire un album de BD, nous nous accordons ce plaisir et du coup, on retrouve un plaisir fou à en faire à nouveau, sans contraintes, ce qui est très important pour moi.

Peut-on dire que votre collaboration à Fluide Glacial fut vécu comme un passage obligé, une Ecole en quelque sorte ?

En ce qui nous concerne, l'exercice a été profitable. Mais je pense que l'on aurait dû partir un an plus tôt. On peut très bien se passer d'une expérience de ce type si l'on sait raconter des histoires (comme c'est le cas de Jean-Claude Götting par exemple)

Quel souvenir gardez-vous du travail réalisé pour votre premier album, Petit Peintre qui peut être perçu comme une carte de visite montrant vos capacités pour une BD plus ambitieuse. Philippe Dupuy raconte dans son interview qu'il a constaté que certaines personnes ignorent totalement votre passage à Fluide mais en revanche gardent un très bon souvenir de votre album Petit Peintre.

Pour moi, Petit Peintre, Henriette et M. Jean sont liés. Pas graphiquement bien sûr, mais l'ambition est équivalente dans les 3 cas. Le seul album que je place en retrait, c'est Klondike, mais Petit Peintre reste un très bon souvenir car on a vraiment appris à se connaître en faisant cet album ensemble, et cela a été le catalyseur de notre entité. A partir du moment où ce livre est sorti, notre entité existait, nos deux noms liés imprimés sur la couverture prenaient le pas sur tous nos travaux antérieurs réalisés individuellement.

Pourquoi avoir fait Klondike ? Pour vous permettre de quitter Fluide ?

Parce que Klondike est un vieux rêve d'enfant, une dette envers nos lectures d'adolescent, Hergé, Morris, tous ces gens-là. J'aimais beaucoup l'ambiance Ruée vers l'Or, j'étais tombé sur un livre racontant cette épopée avec plein de photos et Philippe avait trouvé une idée qui nous a donné envie de faire l'album, l'histoire d'un type qui court après l'or et qui, en même temps, hérite d'une fortune sans le savoir.

Par rapport à Philippe Dupuy, vous avez développé une activité de scénariste avec d'autres dessinateurs (Avril, Walter Minus, Aussel, Stanislas, Moynot). Vous sentez-vous plus scénariste que dessinateur ?

En fait, j'ai travaillé avec des amis, je ne travaille pas pour n'importe qui, par exemple Le Pigeon s'est fait en discutant avec Jean-Claude (Götting) qui faisait un scénario pour Stanislas. Il faut que le dessin proposé me plaise et provoque en moi quelque chose parce que sinon je ne démarre pas au quart-de-tour. Un scénariste c'est quelqu'un qui a des idées à tire-lariguot, or ce n'est pas mon cas. La survie de notre entité avec Philippe est aussi dûe au fait que la personnalité de chacun a toujours été affirmée et donc nous avons toujours eu une vie indépendante au sein de cette entité. Le scénario est une partie émergeante de cet iceberg de travail que chacun fournit au sein de cette entité où n'existe aucune hiérarchie. C'est donc une manière de développer ma propre personalité, et d'affirmer aussi une amitié avec un auteur dont j'admire le travail. Je n'ai pas envie de développer une activité de scénariste à tout prix.

Pour quelles raisons ?

Encore une fois, parce que je ne tiens pas être un professionnel de la bande dessinée, le genre de personne prête à pondre un scénario pour n'importe qui à n'importe quel moment.

C'est étonnant, on a l'impression à vous entendre que la bande dessinée n'est plus votre passion première...

Si, la bande dessinée reste mon moyen d'expression privilégié. L'ambiguité vient du terme professionnel de la bande dessinée. Je ne veux plus être obligé de faire de la bande dessinée ou de raconter une histoire pour gagner ma vie, je le fais pour cultiverune sorte de jardin secret.

On constate que c'est un cas de figure de plus en plus fréquent chez les auteurs de votre génération par rapport à celle d'il y a 20-30 ans, qui désirent obtenir des conditions de travail de ce type.

C'est vrai, et je crois que tout ça fait un bien fou à la bande dessinée.

La baisse de la vente moyenne d'un album y est-elle pour quelque chose ?

Je crois que c'est lié. Les gens n'achètent pas de la bande dessinée uniquement par habitude, mais aussi par envie. Des albums faits par des gens qui ne prennent pas de plasir à faire ce qu'ils font, mais uniquement pour gagner de l'argent ne font pas selon moi des albums que l'on a envie de lire.

Etre auteur de bandes dessinées ne serait plus selon vous un métier ?

Il y a une ambiguité à ce propos. Disons que ce n'est pas seulement un métier. transposons le problème dans le domaine musical par exemple; j'ai lu une interview d'un groupe de Rock qui racontait qu'ils étaient arrivés avec leur premier album qui comportait des chansons qu'ils trimbalaient depuis plusieurs années, écrites à une époque où le Rock n'était pas encore un métier pour eux. Ils y racontaient leur impressions, ce qu'ils voyaient autour d'eux; l'album sort, c'est un succès et cela devient pour eux un métier. Arrive le moment de faire le deuxième album, il reste un stock des chansons écrites avant qu'ils deviennent des professionnels du Rock et au bout du troisième, cela devient un problème car ils n'ont plus rien à raconter à part les séances d'enregistrement en studio, leurs concerts, etc. Leur vie tourne en rond. En bande dessinée c'est pareil, si on ne se ressource pas. Je crois qu'on doit vivre ce qu'un jour on racontera. Ce n'est pas propre uniquement à l'auteur qui a une démarche autobiographique. regardez Pratt avec Corto Maltese. J'ai lu son livre de souvenirs - Le désir d'être inutile - (quel beau tître). Tout Corto Maltese est dans sa vie, ses rencontres, ses cicatrices... Et Moebius n'aurait probablement pas réalisé Les Jardins d'Edena s'il n'avait pas touché à l'instinctothérapie. Et que dire de La Nuit de Philippe Druillet... En ce qui concerne l'écriture autobiographique pure, j'avoue que j'aime beaucoup ce type de bande dessinée qui remonte à Crumb ou Gotlib, et qui amène de nouveaux auteurs comme Lewis Trondheim ou Jean-Christophe Menu. J'y retrouve un plaisir de lecture que j'avais perdu ces derniers temps.

A l'inverse, quel regard portez-vous sur un auteur comme Morris qui à l'âge de 71 ans et après 50 ans de carrière continue de faire exclusivement une seule et unique série, Lucky Luke ?

Premièrement, c'est forcément quelqu'un dont l'attitude en tant qu'auteur ne me fascine pas, ce n'est donc pas un exemple à suivre pour moi. D'un autre côté, Lucky Luke reste quand même une lecture d'enfant, puis d'adolescent, en plus il a réalisé des albums d'une très grande qualité, tant sur le plan graphique, que sur le plan des histoires. L'opinion que j'ai sur Morris est avant tout une opinion de lecteur, je lui suis reconnaissant d'avoir fait tout ces albums, puisqu'il m'a donné beaucoup de plaisir de lecture. Ceci dit, il y a des auteurs comme Giraud, Tardi ou Loustal qui sont beaucoup plus des exemples pour moi car leur dessin sert à plusieurs supports différents, ils sont éclectiques et ont une manière de faire évoluer leur dessin plsu intéressante, même si dans le cas de Giraud cela peut amener à des excès critiquables, mais son attitude ne l'est jamais, car il se remet en question et son dessin veut toujours dire quelque chose. On peut dire que pour Giraud, la bande dessinée est à la fois une manière de vivre et une manière de gagner sa vie et j'aime bien cette idée-là. Morris, c'est une autre Ecole, un autre état d'esprit, mais cela reste bien sûr un fantastique dessinateur. Son cas n'est pas isolé,des tas d'auteurs ont fait comme lui. Franquin qui est de sa génération est plus rapprochable de Giraud par exemple, car il a utilisé 3 vocabulaires graphiques bien distincts qu'il a chacun mené à son apogée et dans chacun d'eux il a généré toute une Ecole de dessinateurs différents. Et je trouve ça très très fort, car on sent que tout cela s'est fait naturellement.

Graphiquement, aujourd'hui de quelle Ecole ou de quels auteurs vous revendiquez-vous ? Vis-à-vis de la Ligne Claire par exemple ?

Un peu tout le monde. En fait, je pense que l'évolution graphique s'est faite à chaque fois en fonction de ce que l'on voulait raconter, nos histoires "dirigeaient" le dessin. Par exemple Petit Peintre se situait dans les années 20, nous avons donc voulu retrouver une ambiance expressionniste et celle des illustrateurs de ces années-là, d'où les cadrages, la pureté des lignes qui ne sont d'ailleurs pas très éloignés de ceux des années 50. D'où la parenté à la Ligne Claire. Pour Graine de Voyou, le style a vraiment été façonné par le style des histoires que l'on voulait raconter. M. Jean a un style beaucoup plus narratif car ce sont des histoires d'observation, on installe une ambiance pour montrer dans quel environnement se déplace M. Jean d'où le choix d'endroits précis à Paris, la Gare de l'Est, le Canal St-Martin, les bistrots, les magasins, son appartement. La Ligne Claire, c'est quelque chose d'assez ambigu pour nous. Il y a beaucoup d'influence du côté de Chaland et d'Hergé. En même temps, c'est vrai que nous avons été imprégnés par une époque. Mais quand nous faisions Henriette, notre style n'était pas tout à fait de la Ligne Claire. Le quiproquo vient du fait que l'on a une certaine fascination pour les dessinateurs des années 20 comme Paul Colin, comme Marti, Benito et ces gens-là travaillaient dans un style apparenté aujourd'hui Ligne Claire. N'oublions pas qu'Hergé a commencé à travailler dans les années 20. Pour nous cela a commencé avec le port-folio Chantal Thomass qui est un hommage à ces dessinateurs-là et que certaines personnes ont pris pour un hommage à Floc'h ! Si les gens prennent cela pour de la Ligne Claire, c'est un quiproquo dû peut-être à un manque de moyens graphiques de notre part et aussi un manque de culture visuelle du public qui fait forcément référence à Hergé et aux années 50.

Ne croyez-vous pas que c'est aussi dû au fait que vous êtes issu d'une génération d'auteurs qui, par rapport à ses aînés possède une culture graphique plus riche...

Franchement, je ne pense pas. Lorsqu'on lit les entretiens de Hergé ou Franquin, on constate qu'ils possèdaient une bonne culture graphique.

Mais jamais Franquin n'aurait eu la prétention de faire des références par exemple à Matisse dans ses bandes dessinées comme vous le faite, ou alors d'une façon beaucoup plus discrète à travers un décor.

A ce tître, l'attitude de Franquin est extrêmement pertinente. Dans les années 50, il utilisait, pour les décors, le mobilier de son époque. C'est une des raisons pour laquelle dans notre prochaîn album, une histoire se passe dans un appartement très contemporain qui sera meublé avec du Garouste et Bonnetti (4). M. Jean a chez lui du mobilier de récupération comme Philippe et moi en avons eu pendant des années. Là, il nous était difficile de mettre du Garouste et Bonnetti car M.Jean n'a pas encore les moyens de se le payer. La référence à Matisse c'est parce que nous aimons beaucoup ses peintures. Mais nous ne limitons pas à ce type de références. Par exemple, dans le même album , il y a une scène avec un billard et au mur on aperçoit l'affiche que Götting a fait sur ce thème. Dans le tome 2 de M.Jean, l'histoire qui se passe au Portugal est directement liée à Jean Giraud. J'avais lu à 17 ans une interview de lui dans le bouquin de Numa Sadoul (5) où il disait qu'il s'était écrit à lui-même une lettre à 15 ans pour quand il serait grand, j'ai trouvé cette idée et j'ai fait la même chose. Mais je l'ai tellement bien rangée, que je ne l'ai jamais retrouvée ! J'ai fouillé partout chez mes parents, j'ai mis à sac mes affaires...Rien. Et nous avons repris cette anecdote pour M.Jean ! Nous venons d'illustrer des textes de Pierre Mac Orlan (6) où nous avons fait un petit peu, Philippe et mo, notre Gus Bofa. Nous n'aurions jamais découvert l'illustrateur Gus Bofa si Tardi ne nous avait pas fait plonger le nez dedans. Sincèrement dans mon esprit il n'y a ni chronologie, ni hiérarchie. A partir du moment où j'aime bien quelqu'un, il rentre dans mon Panthéon personnel. Toutes les images à tirage limité que nous faisons avec Philippe sont un peu le reflet de ce Panthéon, comme Tati, Joséphine Baker, Hergé. Ces références-là se font un peu en fonction des rencontres; j'ai un peu perdu de vue Tomi Ungerer et Ralph Steadman qui étaient mes références à une époque.

Et il y a aussi vos copains, vos amis auteurs, ceux de votre génération que vous citez abondamment et les autres dont vous vous sentez graphiquement proches. La fameuse Ecole de Pigalle ?

Au départ de ce phénomène, il y a l'amitié avec François Avril qui remonte à 1981 aux Arts Appliqués. Il a commencé à publier dans Je Bouquine en 1984 et nous dans Fluide à la même époque. A partir de ce moment-là, il y a eu une espèce d'émulation, de concurrence, d'influence mutuelle qui font qu'a chaque travail réalisé nous avons un autre regard sur ce que l'on fait. Ce regard peut à la fois être assez refroidissant et enthousiasmant si le regard de l'autre est très positif, on peut communiquer directement ce que l'on fait. Ce regard s'est étendu à d'autres comme Petit-Roulet ou Götting; nous avons demandé à Philippe Petit-Roulet une postface pour Petit Peintre et il nous a fait retravailler certaines scènes. J'aime beaucoup Le Cirque Flop, Macumba River. L'avis de ces gens-là ont été importants pour nous et avec le temps nos relation se sont transformées pour être surtout amicales aujourd'hui, parce qu'ils ne font plus de bande dessinée et l'illustration étant un travail plus personnel, les échanges sont moins nécessaires. Grâce à Avril, nous sommes rentrés dans ce giron de dessinateurs voisins les uns des autres (Chaland, Serge Clerc, Loustal, Ted Benoit). Comme je suis fasciné par les histoires de bandes d'artistes comme les surréalistes, les dadaïstes, pour ce qu'elles génèrent dans le travail, cela a été important pour nous d'en faire partie. Maintenant, c'est en train de changer, nous avons des rapports avec d'autres auteurs comme Blutch, Hervé Tullet (un illustrateur), l'Association.

La rencontre avec Chaland ?

Chaland, c'est d'abord une influence. La comète de Carthage et Le Jeune Albert ont été un des chocs de lecture qui ont marqué nos années d'apprentissage en bande dessinée. Il a été un des premiers à avoir une attitude très ouverte dans le monde de la bande dessinée, à faire à la fois énormément de sérigraphies, d'illustrations et de travaux publicitaires en plus de bandes dessinées, or il avait quasiment notre âge et pour nous c'était déjà une star, Métal y était pour beaucoup. Sa carrière et celle de Serge Clerc par exemple, nous faisaient envie. Ce n'est pas un hasard, si aujourd'hui, nous avons un parcours semblable... Son avis était important. Il n'aimait pas du tout Klondike qu'il trouvait consternant. Par contre, il aimait bien Petit Peintre.

Revenons à vos lieux de travail: Philippe travaille actuellement dans un atelier qu'il partage avec Blutch et un illustrateur quand à vous vous travaillez seul chez vous. Y a-t-il une raison précise ?

C'est un concours de circonstances. Il se trouve que Blutch et Hervé Tullet sont de très bons amis avec lesquels nous avons de bons échanges motivants. Mais en ce qui me concerne, je ne suis pas totalement isolé, je déjeune régulièrement avec eux, ou avec François Avril ou Loustal. En fait j'aime bien travailler chez moi, seul, en musique...

Quel genre de musique écoutez-vous ?

J'adore tomber sur un disque que je vais écouter en boucle pendant plusieurs jours tout en travaillant. Ca arrive rarement, mais ça arrive. Les derniers en date sont Here, My Dear de Marvin Gaye, et Five Leaves left de Nick Drake (7).

Comment faites-vous pour vous ressourcer, pour trouver de nouvelles idées, en lectures, cinéma, théatre et toutes ces sortes de choses ?

J'achète énormément de livres. Mais le principal truc pour nous ressourcer c'est de sortir dans la rue et de regarder autour de nous

 


NOTES

(1): Le Festival de Clichy fut un des premiers festivals de Bandes Dessinées, créé en 1974, qui connu 9 éditions et cessa d'exister en 1982.

(2): Il s'agit de la planche 22 de l'album Le Hors-La-Loi de Giraud et Charlier publié aux éditions Dargaud en 1974.

 (3): Tomi Ungerer: illustrateur français né à Strasbourg en 1931, en 1956, il émigre aux U.S.A. et commence une carrière d'illustrateur pour la jeunesse qui dure encore aujourd'hui. Ralph Steadman: illustrateur britannique de 50 ans qui exerce une carrière de dessinateur de presse et parallèlement illustre de nombreux livres, notamment Lewis Caroll.

(4): Elizabeth Garouste et Mattia Bonetti: couple de célèbres designers des années 90, ils réalisent des objets, mobilier, peinture, à l'avant-garde du mouvement néo-baroque.

(5): Il s'agit du live Mister Moebius et Docteur Gir de Numa Sadoul paru dans la collection Graffiti chez Albin Michel en 1976.

 (6): Il s'agit du n°5 des Cahiers de Pierre Mac Orlan.(voir bibliographie)

 (7): Nick Drake: rocker anglais (1948-1974) qui signa 3 albums dont le mémorable Five leaves left (1968).