Propos recueillis à Paris le 6 juin 1994 par Philippe Morin, Dominique Poncet et Pierre-Marie Jamet et corrigés par Charles Berbérian en juillet 1994.
(Dossier DUPUY & BERBERIAN, PLG n°30)



Le troisième album de Monsieur Jean a pour tître Les Femmes et les Enfants d'abord. Cela signifie-t-il que M.Jean se marie et va avoir des enfants ?

CB: Pour l'instant, on ne sait pas, mais c'est possible. En tous les cas, à la fin de ce troisième album, il rencontre peut-être le grand amour et il commence une liaison qui a l'air plus importante que celle qu'il a déjà connue.
On ne sait pas encore comment on va le retrouver dans le 4° album; il peut y avoir une très grosse ellipse, soit déjà divorcé avec un enfant, soit en train de s'installer avec cette fille, soit de nouveau célibataire. On ne sait pas encore. Mais c'est un sujet qui nous intéresse de voir un jour Monsieur Jean en père de famille. C'est de toutes façons une expérience que nous vivons chacun personnellement et il faudra bien la retranscrire, puisque nous nous servons de ce que nous vivons et de ce que vivent nos amis pour trouver des histoires à ce pauvre M.Jean, qui nous sert d'exutoire à nos petits malheurs.

Vous nous dites que ce n'est qu'à la fin de l'album qu'il rencontre ce qui pourrait être l'amour de sa vie, mais tout au long de l'album, il croise femmes et enfants ?

PhD: Il en est complètement assailli tout au long de l'album.
Monsieur Jean est un des derniers de sa génération a étre encore célibataire. Autour de lui, ses copains se marient, ont des enfants, ou bien comme Félix vivent avec une femme qui a déjà un enfant et le considère comme le sien. Il y a les parents de M.Jean qui posent des questions pour savoir quand ils deviendront grands-parents. Il vit donc dans ce contexte et tout le monde autour de lui remarque qu'on ne lui connait pas de copine.

CB: Il y a les personnages de Jacques et Véronique qui viennent d'avoir des jumeaux. Par rapport au tome 2, Les Nuits les plus blanches, Jean est passé de l'autre côté de la trentaine et se pose des questions sur son avenir. Il ne peut pas continuer éternellement sa vie d'adolescent attardé. Il aime cette liberté, mais aussi quelques fois cette solitude commence à lui peser. Des éléments extérieurs commencent à se mettre contre lui, l'obligeant à changer de vie, à changer d'appartement par exemple, il se retrouve alors aux prises avec les dures réalités de la vie quotidienne.

Au début, à sa création, M.Jean était un personnage intemporel, qui a maintenant une véritable existence, il va donc pouvoir vieillir.

PhD: Non, ce n'est pas tout à fait ça. Il passe un cap d'insouciance tardive. Autant à une époque, les gens perdaient leur insouciance et leur adolescence plus tôt, autant notre génération est pleine d'adolescents attardés. La trentaine est alors l'occasion de faire le passage vers l'âge adulte et cela coïncide souvent avec le fait de vivre avec quelqu'un et d'avoir des enfants.

CB: Jean n'est pas un personnage intemporel, dans le premier album, L'amour, la Concierge, Jean nageait en pleine insouciance, menait une vie totalement libre de toutes responsabilités, et ses problèmes se limitaient à perdre sa Carte Bleue ou à éviter la concierge qui lui cherche des poux dans la tête...
Cela correspondait à l'insouciance de nos 25 ans où on ne se posait pas trop de problème.
Dans le second album, Les nuits les plus Blanches, il y a cet espèce d'élan nostalgique qui le frappe de plein fouet, parce qu'il est confronté à ce passage de la trentaine. Une première crise, avec son regard en arrière et cet épisode qui se passe au Portugal, où il perd le livre que lui a offert sont grand-père, l'anthologie de poésie, et dans ce livre, il y a la lettre qu'il avait écrite à 17 ans à l'homme de 30 ans qu'il serait un jour.

PhD: Il s'aperçoit aussi qu'il est à un âge où il n'a plus seulement des souvenirs d'enfance mais aussi des souvenirs d'adulte. Des souvenirs assez anciens où il était déjà adulte, et ça le perturbe énormément.

CB: Les thèmes développés dans les albums deviennent de plus en plus pointus, M.Jean traverse des crises moins anecdotiques, plus profondes, plus en phase avec l'évolution des personnages. A trente ans, on n'est pas confronté aux mêmes problèmes qu'à 25.
Je parle en généralités, mais j'ai tort de le faire car il s'agit en fait d'une expérience personnelle limitée à notre génération et pour les gosses de 17 ans aujourd'hui c'est sans doute différent, à cause de l'époque beaucoup plus difficile dans laquelle nous vivons. Jean est effectivement un privilégié de ce point de vue, il n'a pas de véritables besoins d'argent. Il habite un appartement qui ne lui coûte pas trop cher, il se suffit de peu. Sa richesse, c'est le temps libre, sa disponibilité, pouvoir accorder du temps et de l'importance à ses amis ou à ses rencontres amoureuses.

En trois albums, vous connaissez mieux votre personnage, comptez-vous le faire vieillir ou bien allez-vous faire plutôt comme fait Frank Le Gall avec Théodore Poussin, des albums avec une chronologie disparate.

PhD: Il est encore un peu tôt pour répondre à cette question, il est très difficile de savoir ce que l'on sera dans 10 ans, si l'on continuera à dessiner M.Jean et s'il aura vieilli de 10 ans. En revanche, l'envie est présente, nous avons tous les deux envie de pouvoir y arriver et que ça se passe bien, que les lecteurs puissent suivre. D'un autre côté, il ne peut pas vieillir plus vite que nous, il faut donc nous laisser un peu de répit.

CB: M. Jean a, en vieillissant, le visage qui change. Il a maintenant des rides sur le front et autour des yeux.

Vos BD s'adressent a priori à des gens qui ont le même type de problèmes que M.Jean, on imagine donc que votre public à votre âge, vit dans un milieu proche du votre, à Paris...

CB: Je vous arrête tout de suite. Ce côté parisien est un faux problème, je pars du principe que toutes les grandes villes se ressemblent, il y a une culture urbaine qui ne s'arrête pas à Paris. Jean est plutôt un citadin, habitant une grande ville. Je ne vois pas de différence entre Bordeaux et Paris par exemple.

Peut-être un vie nocturne différente ?

PhD: Je suis persuadé qu'à Toulouse ou à Bordeaux, les gens sortent entre eux, font la fête dans des endroits branchés.

CB: Je ne pense pas qu'il n'y ait que les parisiens qui soient confrontés aux démons de la nostalgie, et qui aient peur de vieillir et qui vivent des histoires d'amour et d'amitié. Je ne pense pas que ce soit le privilège des parisiens, ou alors je ne comprends pas.
Si Jean est écrivain, c'est premièrement parce que l'on a choisi un métier qui se rapproche du notre, deuxièmement pour lui donner une disponibilité, éviter que Jean ne jongle avec des horaires de bureaux... Les thèmes que l'on veut développer ne sont pas en plus des thèmes liés au monde du travail. Cela ne nous intéresse pas de décrire la vie de bureau qu'on ne connait pas en plus. On se réserve cette possibilité avec des personnages annexes comme Félix ou Clément, mais les thèmes choisis sont plus généraux pour le moment: l'amour dans le premier album, la nostalgie dans le second et la femme et les enfants dans le troisième. Ce sont des thèmes qui exigent de la part du personnage une certaine disponibilité, un peu comme Tintin qui est reporter uniquement pour pouvoir voyager.

Sauf que l'on n'a jamais vu Tintin écrire un seul article, alors que Jean écrit...

CB: Jean a écrit un bouquin mais on ne le voit pratiquement jamais en train d'écrire. La plupart du temps il se balade dans les rues les mains dans les poches. Ce qui fait actuellement la spécificité du personnage, c'est qu'il est trentenaire, disponible et citadin. Le côté parisien est un choix imposé dans la mesure où nous vivons tous les deux dans Paris et qu'il est plus simple de dessiner ce qu'on a sous les yeux.

PhD: Vous parliez de Tintin qui est effectivement un personnage un peu stéréotypé, il y a des choses chez lui un peu vagues (la ville où il habite, son métier, son statut familial). Nous n'avons pas envie de travailler ainsi, nous avons envie que le personnage soit précis, on ne va donc pas le mettre dans une ville symbolique genre mégapole d'un pays européen non défini.

CB: Nous avons fait cette erreur avec Henriette, nous aurions dû davantage typer le quartier où elle vit, un quartier de banlieue ainsi que l'époque où ellle vit.

PhD: Dans Henriette, les téléphones sont modernes mais les voitures datent des années 50. Alors que dans M.Jean, un personnage comme Clément travaille dans la publicité, change souvent d'appartement et roule en Twingo, mais dans 2 ans ce sera dans une autre voiture. En même temps, ça type le personnage et c'est ce qui permet de s'y attacher et de comprendre tout ce qui n'est pas dit dans le personnage, mais qui existe.

Pensez-vous que vos lecteurs soient essentiellement des gens de votre génération ?

CB: La majorité de notre lectorat semble effectivement plus proche de notre âge. Cela dit, il m'est arrivé de rencontrer des gosses de 17, 18 ans. Les thèmes qui travaillent M.Jean, sont des thèmes de l'adolescence -il n'y a pas plus important pour un adolescent que l'amour et l'amitié - il se trouve que maintenant d'autres problèmes comme le chomage ou le sida sont apparus et de ce point de vue, nous ne sommes pas tellement en relation directe avec la génération des 17 ans.

PhD: On ne peut pas être en relation avec tout le monde sur tous les sujets.

CB: Les lecteurs de notre âge se reconnaissent dans M. Jean, cette adolescence prolongée et cette légèreté de ton.
On nous a dit aussi que M.Jean reflétait l'ambiance des années 80, une espèce de vie un peu facile, alors que les années 90 ont vu les choses s'accélérer, apparaître des tensions sociales, la guerre du Golfe. Le premier album est d'ailleurs sorti à ce moment-là.

PhD: Nous avions envisagé de faire une histoire qui traîte du Sida, puisque M.Jean, en tant que trentenaire délibataire cotoie forcément ce problème, et nous comptons le faire un jour.

On pourrait vous reprocher à ce point de vue une volonté d'éviter les thèmes trop "durs" en gommant de vos histoires les éléments liés à l'actualité et renforcer ainsi une certaine superficialité des histoires.

PhD: Nous ne sommes pas des provocateurs.

Curieusement, vous l'étiez plus dans Henriette.

PhD: C'est parce que nous parlions de choses acquises, telles que la révoltes des adolescents face aux adultes, ce qui ne choque plus personne aujourd'hui, et d'ailleurs pour moi ce n'est pas provocateur.

CB: Jean est plus proche de la mélancolie qu'Henriette. Evoquer le vieillissement de Monsieur Jean, ce n'est pas violent, c'est un problème qui se pose en douceur, qui arrive sans qu'on y fasse vraiment attention, inéluctable. Le problème de Jean est qu'il a du mal à se situer dans le monde adulte, parce qu'il n'est résolument pas un adulte comme les autres et qu'il vit sa vie à son propre rythme.
Ce n'est pas une volonté d'effacer les problèmes graves, les thèmes chauds, mais notre personnage est à côté du monde. Plutôt que de se poser des problèmes tributaires d'un climat social tendu, d'une situation économique et politique internationale précises, Jean se pose des questions plus intimes et intérieures qui sont donc forcément moins violents.

Mais il peut y avoir des problèmes intimes plus violents, du genre liés à la drogue et à la délinquance.

CB: Ce n'est pas le ton du personnage. C'est un peu comme si on demandait à Tati de faire du Yves Boisset par exemple.
On a posé la question à Woody Allen de savoir pourquoi ses films n'abordent pas le sujet du racisme (à l'instar de Spike Lee dont les films abordent des thèmes plus pertinents liés aux problèmes de société posés aux Etats-Unis) et Woody Allen répond qu'il est blanc, juif, new-yorkais et qu'il se pose donc des questions de blanc juif new-yorkais.
C'est un peu pareil pour nous, je ne peux pas inventer des problèmes que je n'ai pas sans pouvoir les résoudre.

PhD: Je n'ai jamais été délinquant et je ne me suis jamais drogué, alors comment pourrais-je en parler correctement ?
A la limite, je pourrais parler du Sida...Et encore. Nous faisons partie d'une génération relativement préservée, à la limite, nous avons pris des risques de ce type à une époque où le Sida n'existait pas encore avec l'ampleur d'aujourd'hui. Néanmoins, parmi tous les problèmes évoqués, celui du Sida est celui qui touche le plus Monsieur Jean, il est encore célibataire et papillonne encore un peu...

La Bande Dessinée contemporaine ne doit-elle pas se poser les grandes questions de société dans la mesure où elle doit être le reflet du monde qui l'entoure ? Vous avez choisi d'évoquer un personnage très attachant mais aussi très banal dans son comportement, vous le reproche-t-on ?

PhD: Chacun fait ce qu'il veut à condition de pouvoir en parler correctement.

CB: Dans Les Niuts les plus Blanches, nous avons développé plusieurs histoires sur la nostalgie et la confrontation avec le passé, ce qui amène une certaine mélancolie, un ton que je sens plus proche de gens comme Tati, Truffaut ou Allen par exemple.
Je n'ai pas la violence d'un Spike Lee en moi pour raconter des histoires violentes. Ceci dit, je ne sais pas très bien comment Monsieur Jean va évoluer, puisque nous ignorons comment nous même allons évoluer. Nous avons été récemment confrontés à la mort d'un proche, quelqu'un de notre génération qui est mort. Cela nous a fait une blessure et a correspondu à la fin d'une époque insouciante pour chacun d'entre nous. C'est dur de parvenir à inclure ce genre d'expérience très personnelle dans M.Jean. Pour l'instant, il n'en est pas là. Mais ce serait possible de traîter ce thème-là dans M.Jean.
En fait les thèmes intimes que nous abordons paraissent tellement peu importants que personne ne les aborde dans la bande dessinée, alors nous avons décidé de nous en occuper.

Vos bandes dessinées font parfois penser à ce que faisait Lauzier dans les années 70, comme dans l'album La Course du Rat où il traîtait des problèmes de couple.

CB: Je me sens plus proche de Jean-Claude Denis ou de Martin Veyron, mais surtout de Martiny et Petit-Roulet, dont les albums - essentiels à mes yeux - Macumba River et Papa Dindon ont vraiment été déclencheurs pour la création de M.Jean.
Concernant la banalité de M.Jean, j'aime raconter le quotidien le banal, l'évanescent, j'aime bien traîter ces sujets parce que l'on en retire des choses. Il y a une poésie qui m'attire. J'adore observer les gens vivre, avec cet espèce de rythme qui tient à presque rien, une espèce de musique qui s'installe d'elle-même, qui n'est pas dû aux grands élans tragiques ou romantiques que peuvent recéler les histoires dites ambitieuses.
Bref, j'aime beaucoup la banalité, le quotidien.
Une des histoires dont nous étions vraiment fier c'est Chantal (dans le premier album) où l'on raconte une histoire d'amour terminée, faite de petites phrases, de petits détails...

Dans le second album, Le Voyage à Lisbonne est assez différent des autres récits. Plus long, il accorde plus d'importance aux décors, à cause du voyage au Portugal, et mélange habilement plusieurs récits ensemble avec un hommage original à Pessoa.
Il paraît plus dense que les autres. Quelles en sont les raisons ?

CB: Je vais vous expliquer pourquoi M.Jean va à Lisbonne: pour deux raisons. Au début, Jean fête ses 30 ans, il s'est écrit une lettre lorsqu'il avait 17 ans et n'arrive pas à la retrouver, c'est donc ce qui va provoquer cette histoire. Comment raconter un sujet de ce genre en bande dessinée ? Parallèlement, nous avions une anecdote, Jean coincé dans une fête loin de chez lui ne pouvant pas repartir (il n'a pas le permis de conduire) et dans l'attente de la première voiture qui s'en va, s'emmerde, trouve un lit sur lequel il s'endort et se réveille le lendemain et tout le monde est déjà reparti. Ce sujet nous plaisait...
Là-dessus, un copain (Hervé Tullet) me parle de Pessoa et de cette fameuse Saudade portugaise qui est une espèce de sentiment nostalgique mêlé de mélancolie qu'il a beaucoup développé dans son oeuvre.
Nous avons donc décidé de le faire voyager au Portugal et de mélanger tout ça ensemble, les choses ont commencé alors à se mettre en place.

PhD: Le Portugal n'est pas le prétexte à faire de belles images exotiques, cela permet de renforcer l'isolement de M.Jean à la fête, perdu dans un pays dont il ne connait même pas la langue.

Le Voyage à Lisbonne est un récit plus long que les autres qui permet notamment de développer un aspect du caractère de Jean que l'on ne connaissait pas, c'est l'angoisse.

CB: Nous avons bien senti que la longueur de ce récit était agréable, c'est pour cela que le troisième album est encore plus construit dans sa continuité globale.

PhD: On suit le personnage pratiquement du début à la fin et les histoires s'enchaîenent les unes derrière les autres.

CB: Au bout du compte, cela peut-être lu comme un histoire de 46 planches.

PhD: On ne peut pas remplacer un récit par un autre, car cela déséquilibrerait l'album.

Cela vous a-t-il demandé plus de travail ?

CB: C'est venu naturellement. Je crois que cela fait partie de l'évolution qu'est en train de vivre le personnage. Il passe d'un stade adolescent à un stade plus mûr, et les histoires se font en fonction de ça. D'un autre côté, quand on a terminé le deuxième, cette histoire de nostalgie à Lisbonne, nous a apporté quelques réactions plutôt négatives. Des gens regrettaient la légèreté de ton du premier, ce côté insouciant. Le personnage commence à se prendre la tête, le ton change, notre but est d'aborder des thèmes plus graves tout en gardant l'humour.

PhD: Le gravité est dans le fond, mais on peut-être léger, légèrement grave...

CB: Chez Sempé, il y a une espèce de légèreté grave, tous ses personnages ont gardé ce contact avec l'enfance. Ce que nous espérons au bout du compte pour nous et pour notre personnage, c'est qu'il devienne un adulte après cette mutation qu'il est en train de vivre, qui ait encore un contact direct avec son enfance. L'adolescent a ce privilège, mais qu'il ne connait pas, il n'est pas loin de son enfance et il cherche à s'en dégager. L'adolescent qui devient adulte sent qu'il est en train de perdre ce contact direct avec l'enfance mais ne réalise aps tout à fait l'importance de cette perte. A la limite, il la recherche ou la provoque.

Par certains côtés, vous êtes en train de refaire Antoine Doisnel
le personnage de Francois Truffaut qui lui aussi a toujours été en contact avec l'enfance.

CB: Peut-être.

PhD: C'est de toutes façons un personnage que l'on aime bien, sauf qu'Antoine Doisnel a un côté plus troturé que Jean.

CB: Pas dans Baisers Volés, plus dans Domicile Conjugal qui est moins réussi et l'Amour en Fuite qui est pire que tout.

Un écrivain contemporain qui parle beaucoup de nostalgie dans ses livres, c'est Patrick Modiano.

CB et PhD: Je ne l'ai jamais lu.

PhD: J'ai vu le dernier film de Patrice Leconte, Le Parfum d'Yvonne d'après justement un roman de Modiano, et ce qui m'a semblé, c'est que Modiano était plus proche de Götting que de nous. Ceci dit, Leconte est capable de faire des films drôles et enlevés dans les dialogues notamment. Là, rien, même le personnage joué par Jean-Pierre Marielle est pittoresque sans être drôle, quant au personnage principal joué par Hippolyte Girardot, c'est le portrait craché de Götting, physiquement et dans sa manière de bouger.

CB: Pour ceux qui ne le sauraient pas, le premier album de M.Jean est dédié à François, Philippe et Monsieur Jean-Claude. Il s'agit de François Avril, Philippe Petit-Roulet et Jean-Claude Götting.

PhD: Vous mettez ces trois-là dans un shaker et cela donne Monsieur Jean.

CB: Plus exactement cela donne 30 % de Monsieur Jean, car il y a 30% de Philippe et 30% de moi-même.

Et les 10% restants ?

CB: C'est un peu tout le monde.
La nostalgie n'est pas quelque chose qui me fascine. J'aimerai bien m'en dégager. La nostalgie est une solution un peu simpliste pour ne pas s'échapper de l'enfance. Il y a beaucoup de complaisance dans la nostalgie.

Vous sentez-vous capable de raconter des histoires de M.Jean à 40 ans alors que vous en avez 35 ?

CB et PhD: Non.

CB: Notre but est de retranscrir ce que nous vivons, de décrire la mutation que l'on est en train de vivre. Ca ne m'intéresse pas pour l'instant de projeter M.Jean dans l'avenir autrement que pour une histoire où il s'imaginerait à l'âge de 40 ans.

PD: On peut le faire. Lui-même va faire une projection et faire son rôle d'écrivain en imaginant comment est une personne de 40 ans. Il le fera aussi bien et mal que nous, avec les mêmes qualités et défauts, il faut savoir prendre le temps de digérer le passé pour savoir prendre le temps de laisser venir l'avenir.

Philippe DUPUY, à l'âge de 20 ans, vous racontiez les aventures du Père Gaspard, un personnage d'au moins 70 ans, à 25 ans vous racontiez les histoires d'Henriette qui en 15 et à 30 ans vous vous décidez à raconter les hsitoires d'un personage de votre âge. Quelles en sont les raisons ?

PhD: Il faut sans doute tout ce temps pour trouver le juste équilibre.

CB: C'est en fait plus cohérent que vous ne le laissez entendre. Nous avons commencé par Petit Peintre, on a continué avec Henriette et une fois que les problèmes d'enfants confrontés à des adultes ont été résolus, il était temps de passer à autre chose. Donc à M.Jean, qui n'est pas encore tout à fait adulte, et qui a réalisé le rêve d'Henriette, c'est-à-dire devenir écrivain.

Vous avez travaillé une fois sur un scénario de Yann et on sentait bien que le résultat n'était pas probant: le ton de Yann et votre graphisme ne collaient pas bien ensemble.

CB: Et pourtant, c'est un truc dont je me sens proche, c'est la manière dont il manipule l'univers des enfants.
Il y a des tas de trucs qui me touchent beaucoup dans ce qu'il raconte, et ce n'est jamais loins des thèmes développés dans Henriette ou dans Petit Peintre. Je pense que sur ce terrain-là on pourrait faire quelque chose d'intéressant. Sur le terrain adulte, humour cynique de Yann, il nous manque le graphisme.

PhD: Nous ne sommes pas assez acerbes.
 
CB: Par exemple, j'aime beaucoup ce que fait Vuillemin, mais je serai incapable de faire ce qu'il fait, vraiment incapable. A un moment donné Philippe et moi sommes arrivés à cerner un ton, quelque chose qui nous ressemble. Nous avons essayé le ton cynique proche de Vuillemin notamment dans certains récits repris dans Les Héros ne meurent jamais, mais ce n'était pas réussi. Nous avons essayé la Grande Aventure avec Klondike sans être réellement convaincus. On finit par trouver le crayon avec lequel on va travailler, la bonne plume, le bon papier. Et bien, c'est pareil pour les sujets.

Peut-être à l'époque de Petit Peintre, avec un graphisme plus nerveux ?

CB: Nous pourrions retrouver un style plus nerveux, si on nous replongeait dans des histoires plus nerveuses. Le style que génèrent les histoires de M.Jean est plus proche de l'ambiance, de la mélancolie, c'est un style plus calme. Petit Peintre, avait un style très expressionniste parce que situé dans les années 20. Il y a par exemple la scène de poursuite entre Petit Peintre et Van Der Draeger, que nous avons située dans un couloir, et du coup cela amène certains angles de vue et éclairages. Si un jour, M.Jean est poursuivi dans le métro par une meute qui en veut à ses chaussures ou à son portefeuille, peut-être que l'on réutilisera ce genre de cadrage...D'ailleurs, c'est une idée et on va peut-être le faire.
En premier, on se demande ce que l'on va raconter et ensuite seulement de quelle façon le raconter et non pas l'inverse. C'est vrai que nous avons parfois eu envie de travailler avec un scénariste pour aborder uniquement le côté dessin, quitte à travailler en couleurs directes, choses que l'on ne peut pas faire, car on prend trop de temps pour travailler les scénarios.
Nous avons parfois l'impression de se brimer en tant que dessinateurs car nous faisons passer avant tout l'histoire. Par exemple, pour le Voyage à Lisbonne, nous nous sommes rendu compte après coup que l'on aurait pu faire une page de plus, et agrandir certaines cases, comme celle du tramway dans la ville.

Vous préparez Le Journal de Bord de Monsieur Jean, dans lequel vous vous mettez en scène. Allez-vous aborder des problèmes plus personnels qua dans M. Jean ?

CB: Nous allons aborder des problèmes plus spécifiques.

PhD: Nous allons aussi aborder nos problèmes avec les éditeurs.

CB: Le journal part de l'envie de faire un gros livre, faire un bouquin d'une centaine de pages ou plus en noir et blanc.

PhD: Cela amène un récit plus direct, plus spontané, il n'y a pas une véritalbe écriture de scénarii avec des effets de chutes ou d'intrigues, c'est comme un journal...Et en plus cela permet de changer de format et de changer de technique.

CB: La deuxième envie qui est venue se greffer là-dessus, c'est que pour la première fois, chacun va faire ses pages tout seul. Cela nous intéressait de retrouver nos marques d'une manière plus précise. Cela fait 10 ans que l'on travaille ensemble, nous n'avons pas du tout envie d'arrêter de travailler ensemble, mais d'un autre côté, notre travail est fondé sur une espèce d'apport de l'un et de l'autre, des personnalités complémentaires. Il y a bien sûr parfois des tensions autour d'une discussion sur un scénario, ou d'un choix de dessin, mais il n'y a pas de rapport de forces, il n'y a pas d'ascendance de l'un sur l'autre, c'est vraiment dû au fait que la personalité de chacun est présente, chacun sait ce qu'il veut, et il n'y a pas de frustration de la part de l'un ou de l'autre dans le résultat final. Mais au bout de 10 ans, cela commence à faire un bail et ces années de travail en commun ont amené une certaine maturité, et le fait de faire chacun nos pages remet à plat un peu tout ça. On voit un peu ou en est chacun de nous, comment on se débrouille. Il est évident que si les pages que je fais tout seul ne plaisaient pas à Philippe où le contraire, cela n'irait pas, nous serions tristes.

PhD: Nous faisons d'ailleurs référence dans ce journal au travail de l'autre.

Ne craignez-vous pas que la lecture parallèle et simultanée du Journal et des Femmes et les enfants d'abord amène un déshabillage de votre méthode de travail où vous dévoilez tout...

CB: Ce serait un problème, si notre relation était uniquement professionnelle. Le problème dans ce journal est plus important que ça. J'avais envie de savoir pourquoi je continuais à faire de la bande dessinée, et cela rejoint un peu les problèmes que peut se poser M.Jean en ce moment. La bande dessinée appartient à l'adolescence, à l'enfance, or, j'arrive à l'âge adulte, et je me demande si ce moyen de communiquer est valable, si les thèmes que j'ai envie de développer conviennent à la bande dessinée et si je ne ferais pas mieux de faire du cinéma, ou d'écrire, et j'avais envie de répondre à cette question. Le Journal me paraît être un bon moyen pour le faire. A la limite, la réponse est dans la formulation de la question, puisque j'utilise la bande dessinée pour le faire.

PhD: C'est une nouvelle manière d'explorer d'autre possibilités de raconter, de pouvoir écrire un scénario différemment. Je crois que c'est possible et qu'il y a plein d'ouverture là-dessus.
Quand Charles m'a parlé de ce projet, c'est ce qui m'intéressait. Cela rejoint le travail que font les auteurs de l'Association, leur propos, il l'ont d'ailleurs écrit noir sur blanc. En bande dessinée, pendant très longtemps, on a parlé de choses pour enfants et on choisissait de faire de l'humour ou du réalisme, alors que dans les autres moyens d'expression, les possibilités sont beaucoup plus étendues. On peut aussi faire de la poésie, du roman, des essais, du cinéma (il y a des différences énormes entre un film de Goupil et de James Cameron par exemple).
La meilleure façon de répondre à ce problème, c'est de le faire.

CB: J'aborde le problème d'une manière moins générale que ça. C'est vraiment une expérience personnelle. Il y a des tas de gens qui ne lisent de la bande dessinée que par nostalgie, en en ayant lu étant gamin et continué de lire la même chose, ils n'ont plus la même disponibilité ou la même énergie pour se lancer sur des auteurs plus contemporains, ou des thèmes plus adultes. La bande dessinée, pour ces gens-là appartient résolumment au passé. Il y a une part de lecteur en moi qui correspond à ça. Il m'arrive de lire de la bande dessinée par nostalgie, pour la recherche du passé, mais il se trouve aussi que je suis auteur de BD. Quelle peut-être ma position par rapport à ça ? Comment utiliser ce moyen d'expression ?
Nous avons décidé de faire vieillir M.Jean et le Journal me paraissait être un bon laboratoire pour savoir exactement où je me situais en tant qu'auteur, dans ce contexte de bande dessinée.
Ai-je envie de continuer à utiliser ce moyen d'expression ?
Je devais faire ce cheminement tout seul, comme Philippe devait le faire seul car c'est une expérience tout à fait personnelle.
De plus, il y a une amitié assez forte entre Philippe et moi qui fait que je sais que tous les thèmes qu'on a envie d'aborder sont liés et qu'il y a moyen au bout du compte d'en faire un livre correctement.

PhD: J'ai lu toutes les pages que Charles a dessiné, et il aborde des sujets que j'ai du coup eu envie d'aborder, mais pas forcément de la même manière.

CB: Je sentais vers quoi il aurait eu envie d'aller parfois, sans trop oser le faire, je savais sur quel terrain allait se situer ce journal, les sujets abordés, les thèmes développés, et comme on se voit assez souvent, on sait quels sont nos problèmes...De ce que l'on a vu, de ce qui est en train de se faire correspond à ce que j'espérais.
Les gens s'amusent toujours à voir dans un couple quel est le plus doué.

PhD: Qui fait la cuisine, et qui change les gosses ?

CB: Aves ce livre, ils vont se rendre compte que c'est plus compliqué que ça.

Connaissez-vous la série Le Gang Mazda de Darasse et Tome chez Dupuis, qui raconte par gags l'ambiance d'une atelier de dessinateurs, ou encore la série Pauvre Lampil de Lambil et Cauvin qui raconte la vie quotidienne d'un dessinateur et de son scénariste ? Il s'agit de 2 séries qui ont traîté (à leur manière) certains des sujets que vous allez aborder dans votre journal.

CB: Je lisais Pauvre Lampil quand j'étais gamin à 15-16 ans, je préférais ça d'ailleurs aux Tuniques Bleues des mêmes auteurs. Je ne connais pas très bien le Gang Mazda, j'en ai lu des bouts dans Spirou (je relis Spirou depuis que les auteurs de l'Association et Thiriet y publient).

PhD: C'est une série qui fonctionne pas mal sur des gags. Remarquez dans le Journal, il y aura des gags aussi.

CB: Notre but n'est pas d'être nombriliste ou de faire des Private Jokes. On ne va pas faire des trucs qui n'intéressent qu'un petit nombre de personnes.
C'est difficile de parler de ce journal à la fois d'une manière nette et précise. Déjà avec M.Jean, nous nous posons la question de savoir à qui nous nous adressons, sans doute des gens de notre génération. Mais je fais d'abord des livres qui s'adressent à moi, des livres que j'aurais envie de lire. C'est peut-être une erreur de notre part, mais c'est ça qui nous motive. Je suis aussi un lecteur attentif de livres autobiographiques, un spectateur de films autobiographiques. Quand c'est sincère et bien fait, ça marche.

PhD: Il y a des degrés de lecture assez différents dans les propos autobiographiques et les amis proches y trouvent un certain nombre de choses, ils connaissent déjà les personnages. Ce qu'il faut pour que cela fonctionne, c'est que chacun ait son propre degré de lecture. La personne qui ne connait ni les auteurs, ni les personnages puisse à un moment donné prendre les gens qui sont mis en scène comme des personnages fictifs.

Y aura-t-il une part romancée dans ce journal ?

PhD: Il y en a, oui, il y a des parts de fiction. Il y a une scène où je suis en clochard, une scène où Charles est en martien, il y a donc des trucs fictifs.

CB: Il y a une scène où un éléphant met sa patte sur ma tête.

PhD: C'est un gros budget.